Ukraine : accélération des préparatifs et fébrilité des ripostes, une offensive pour quand ??

Annoncée par tous ceux qui ne voudraient pas être en retard d’une guerre – j’en fais partie – la grande offensive de l’Ukraine contre les armées russes semble se faire attendre. Pourtant c’est bien une contre-attaque de grande ampleur qui est en préparation du côté ukrainien. 

Des moyens pour 3 mois au moins

Les forces ukrainiennes sont convaincues qu’il leur faut au moins trois mois de capacité de combat pour mener une offensive efficace, c’est-à-dire capable de déstabiliser le dispositif russe et de mettre en échec son armée. 

Trois mois à partir du déclenchement de cette opération sans risquer de retomber dans une période où la météo serait peu propice aux manœuvres, soit avant les pluies importantes qui peuvent reprendre avec l’automne – disons pour faire simple octobre – avec un risque d’enlisement dans tous les sens du terme…

Ce besoin de « 3 mois » de capacité de combat signifie juillet-août-septembre a minima et les munitions qui vont avec pour des opérations offensives qui ne doivent surtout pas être ralenties par des problèmes logistiques (carburant et surtout munitions). Les forces ukrainiennes disposent actuellement des stocks nécessaires et elles négocient, via leur président, les approvisionnements auprès de leurs alliés pour assurer la conduite de cette offensive au-delà de ces trois mois dont elles ont déjà les capacités. 

Dans ce cadre-là, la discussion sur la formation et la fourniture d’avions de combat F16 à l’Ukraine s’intègre dans un agenda ultérieur, plutôt à un horizon fin 2023 pour ne pas laisser penser aux armées de Poutine qu’elles pourraient gagner à faire durer ou espérer revenir plus tard…

les Ukrainiens devraient lancer leur grande offensive d’ici fin juin pour disposer du temps nécessaire pour avancer suffisamment

Une opération d’au moins 3 mois veut dire en termes concrets que les Ukrainiens devraient lancer leur grande offensive d’ici fin juin pour disposer du temps nécessaire pour avancer suffisamment avant un ralentissement possible en automne. 

Il reste donc théoriquement jusqu’à 6 semaines à scruter les signes d’une opération qui ne dira sans doute pas son nom au démarrage, comme les Ukrainiens l’avaient très habilement fait lors de la reconquête de Kherson où leur avancée réelle n’était connue qu’avec 48 à 72h de retard. 

Notons à ce propos que cette contre-offensive, limitée mais très efficace, s’était déroulée en octobre de l’année dernière mais dans une zone très au sud de l’Ukraine dont le climat est assez différent du Donbass. 

Lire aussi : 11 novembre 2022 , libération de Kherson


Xavier Tytelman n’est pas de mon avis et je cite donc son analyse synthétique sur le sujet, avant d’avancer d’autres arguments 



Les longues opérations de préparation du front et de déstabilisation de l’information 

Depuis début mai, et pour les jours ou semaines qui précèdent encore la phase réelle d’offensive, nous assistons à un feu d’artifices d’événements incohérents mais fréquents qui nous emmènent du sud de la ligne de front (bombardements ukrainiens sur des objectifs militaires à Marioupol) au « grand nord » de cette ligne avec l’incursion d’un groupe de partisans russes dans la région de Belgorod, à plus de 80 km au nord ouest de la ligne de front. 

Cette opération, sur laquelle je reviendrai, a transformé de fait toute la frontière directe entre l’Ukraine et la Russie « hors zone de front » en une zone potentielle d’affrontement, doublant au passage la longueur déjà effarante de cette ligne de front en Ukraine même, supérieure à 1,000 km.

Carte établie par @Pouletvolant3 , extraordinaire de précision

Élargissement de la menace et dispersion des moyens russes faute de renseignement efficace

Cette incursion de Belgorod est profondément agaçante pour les Russes : ils s’étaient en effet longtemps servis de cette frontière « hors ligne de front » pour exercer une pression sur les Ukrainiens en les menaçant tout du long de ces 1,000 km supplémentaires, sans compter la frontière avec la Biélorussie. 

Théoriquement, les Ukrainiens auraient dû conserver des unités militaires dans cette vaste zone à protéger. Dans la réalité, ils se sont rapidement reposés sur la qualité de leur renseignement pour minimiser leur déploiement dans ces régions : les informations de leurs alliés leur donnaient largement le temps de réagir à une éventuelle attaque russe par le nord. 

L’incursion de deux jours dans la région de Belgorod a inversé cette situation. Les Russes n’ont pas pu l’anticiper d’autant qu’elle n’impliquait que des moyens limités (une centaine d’hommes soit une vingtaine de véhicules) difficiles à détecter. 

Le dispositif russe de ce côté de la frontière, à environ 80 km du début du front, s’est avéré peu adapté puisqu’il a été immédiatement débordé et la communication sur le sujet a été pour le moins chaotique. Cette incursion va surtout obliger les armées russe à consacrer à contre-coeur plus de moyens sur le double de distance de ce qu’elles avaient déjà à défendre. Les armées de Poutine cherchent d’ailleurs des solutions alternatives en proposant d’armer des milices locales, un pari dangereux et rarement efficace. 

Du côté ukrainien, ce raid était risqué : un des groupes de partisans est marqué par l’extrême droite à un point que même Poutine n’aurait pu dénoncer et leurs objectifs étaient manifestement très limités. De plus, ils auraient pu faire de nombreuses victimes civiles que l’appareil de propagande du Kremlin aurait exploité sans vergogne. 

Néanmoins, ces « partisans russes » ont semé la panique de ce côté de la frontière et l’Ukraine a largement joué sur la nationalité de ces attaquants pour ne pas être directement impliquée dans cette attaque sur le territoire russe, comme l’ont exigé les alliés qui la soutiennent : pas d’attaque directe sur le territoire russe… Mais bien sûr ce n’était pas les Ukrainiens !

© Le Monde 

Une attaque limitée, provoquant la panique et obligeant les armées russes à renforcer plus de 1,000 km de frontière supplémentaire , est une opération très rentable pour les Ukrainiens, une incursion à laquelle ils ne sont évidemment pas étrangers… 

Des bombardements sporadiques venus d’Ukraine continuent dans cette zone de l’incursion, maintenant la pression sur les Russes. Difficile d’imaginer que ces tirs puissent avoir lieu sans l’accord des forces ukrainiennes, qui en sont vraisemblablement à l’origine. 

Description des attaques dans la région de Belgorod


Deux jours plus tard, la Russie de Poutine fait annoncer que des armes nucléaires vont être déployées en Biélorussie : comme un métronome qui une fois par mois rappelle ce que tout le monde sait – que la Russie dispose d’armes nucléaires – mais qui n’intéresse plus personne, à l’exception des Biélorusses qui voient leurs étouffants voisins installer des armes de destruction massive sur leur propre sol et le dispositif permanent de contrôle russe qui va avec…

© Le Monde 


Ce n’est donc pas cette annonce russe qui va modifier la préparation de l’offensive ukrainienne alors qu’à une autre époque, les pays alliés auraient été tétanisés par l’évocation même d’une menace nucléaire. Que de chemin parcouru depuis le début de cette guerre en février 2022. 


Le « modelage » du front et ses limites

Shaping, modeling, façonnage, des mots un peu compliqués pour dire « préparation » de la zone de combat, qui nécessite de procéder dans des dimensions aussi larges que profondes. Pas question en effet de marquer ostensiblement l’endroit qui sera attaqué – probablement quelques km seulement en comparaison des 1,000 km de front –, mais affaiblir suffisamment son environnement pour le fragiliser tout particulièrement. 

Lire aussi : manœuvres déceptives, reconnaissance et poudre aux yeux

Pour ce faire, des frappes dans la profondeur sont menées par les forces ukrainiennes, entre 60 et 150 km : le premier chiffre de 60 km correspond à la portée opérationnelle des armes déployées dans les mois précédents (bombes JDAM et munitions guidées des Himars, soit 80 km – 20 pour ne pas se rapprocher trop de la ligne de front) qui ont obligé les armées russes à retirer leurs centres névralgiques au-delà. 

Le second chiffre de 150 km est à peu près la distance de la frontière russe par rapport à la ligne de front, une distance aujourd’hui atteignable par les missiles GLSDB livrés par les Américains (à confirmer car aucune trace d’utilisation n’a été reportée jusqu’ici) et surtout par des missiles de croisière Storm Shadow fournis par les Britanniques (et à mon avis avec discrétion l’équivalent français Scalp). Ces missiles peuvent frapper jusqu’à 250 km, mettant de fait la Crimée à portée de tirs de destruction, en plus des attaques de drones contre lesquels les uns et les autres se défendent de mieux en mieux… 



Ces missiles de croisière, Storm Shadow ou Scalp, ont une puissance destructrice à peu près 20 fois supérieure à celle d’un drone et ils sont nettement plus difficiles à intercepter du fait de leur profil de vol, rapide et changeant. 

Il ne serait d’ailleurs pas étonnant qu’au moment de l’offensive, le pont « Poutine » de Kertch en Crimée fasse les frais d’une nouvelle frappe encore plus destructrice que la précédente… 

Lire aussi : l’attaque du pont « Poutine » en Crimée 

La limite de ces frappes de préparation dans la profondeur est qu’elles sont par nature très dispersées pour ne pas offrir d’indication précise de la zone qui fera l’objet de l’offensive ukrainienne et par conséquent en contradiction avec un principe essentiel de l’art de la guerre, la concentration des moyens. 

Autrement dit, ces frappes de préparation ne peuvent pas durer des mois, d’autant que les missiles cités ne sont pas disponibles en grand nombre (en dizaines d’exemplaires pour le missile de croisière Storm Shadow). 


Les vaines tentatives russes « d’intercepter » cette offensive ukrainienne 

Outre la menace nucléaire, les armées russes essayent aussi de frapper des centres névralgiques des forces ukrainiennes en préparation, comme cette explosion spectaculaire d’un dépôt de munitions à Khmelnitsky le 14 mai dans le centre de l’Ukraine. 

Notons au passage que les Russes ont tenté de faire passer cette explosion pour un « champignon atomique » lié à des munitions à uranium appauvri qu’auraient livrées la Grande-Bretagne, au détail prêt que ces munitions ne sont ni explosives, ni nucléaires…

L’accélération des événements préparatoires à l’offensive se traduit aussi par la fébrilité des armées russes, qui lancent des vagues d’attaques aériennes contre l’Ukraine tous les deux jours depuis début mai, au quotidien depuis le 20 mai, avec des résultats plutôt médiocres si ce n’est de scotcher une partie des défenses aériennes ukrainiennes autour de la capitale Kiev plutôt qu’à proximité de la ligne de front. 

Mais la grande déception du côté russe est que le dispositif anti-aérien déployé par les alliés en Ukraine permet d’intercepter aussi les missiles hypersoniques que Poutine pensait impossible à arrêter, comme il croyait que rien ne pouvait s’opposer à sa puissance destructrice. C’est un échec critique tandis que les armées russes comptaient notamment sur ces armes pour frapper au cœur de la préparation de cette offensive et la mettre à mal…


L’égalisation de Bakhmut et l’exfiltration de Prigojine 

Dans ce contexte, la bataille de Bakhmut n’a plus aucun sens, les armées russes ont reçu l’ordre de finir de dévaster rapidement cette ville – ou ce qu’il en restait – pour pouvoir replier et réutiliser ailleurs une partie du coûteux dispositif militaire dont la milice Wagner n’était qu’une pièce. 

Prigojine a annoncé qu’il quitterait Bakhmut avant le 1° juin, se retirant de ces quelques km de front, reconnaissant au passage des pertes colossales pour s’emparer d’un tas de ruines…

Se retire-t-il pour autant du front où sa milice pourrait servir de renforts au moment de la contre-attaque ukrainienne ? Ou bien Prigojine va-t-il être effacé par son ami Poutine, lassé de ses frasques médiatiques bien supérieures à ses percées militaires ?

Lire aussi : l’étrange destinée de Bakhmut

Autour de ce qui reste de Bakhmut, les Ukrainiens continuent quelques actions, localisées et limitées au nord et au sud, tandis que les Russes égalisent le front dans cette zone et le « normalisent » sur une ligne beaucoup trop longue pour y consacrer plus d’effectifs désormais. 

Situation autour de Bakhmut le 26 mai 2023, les avancées ukrainiennes sont en bleu (ISW)

De fait, la bataille de Bakhmut que Prigojine voulait transformer en un moment clef de l’opération spéciale militaire de la Russie, devient un non-événement et s’efface dans la ligne de front que les armées russes doivent désormais « défendre ».


Les blindés livrés à l’Ukraine « ont vocation » à être engagés 

Une autre indication de l’imminence de l’opération est l’absence quasi-totale d’engagement des matériels modernes livrés par les cinquante pays alliés qui soutiennent l’Ukraine : pas l’ombre d’un Léopard 2 ou d’un char léger AMX10 RC qui sont précieusement réservés à l’offensive, mais qui n’ont pas vocation à rester à l’abri dans cette guerre inouïe.

Lire aussi : pourquoi ce débat autour des chars Leopard 2 ?




Alors, est-ce que l’offensive ukrainienne est imminente ? Il me semble que oui, elle devrait se tenir dans les jours ou les semaines qui viennent pour donner du temps à cette opération majeure et qui doit réussir à tout prix. 

Nous observons actuellement la phase de préparation et nous rentrerons dans la phase active de l’offensive, probablement avant fin juin, dès lors que nous verrons les blindés livrés par les alliés aux forces ukrainiennes pointer le bout de leur nez…




Pour faire court, le point sur TV5Monde samedi 27 mai avec Vicky Bogaert



Pour approfondir, lire le dernier livre de Michel Goya et Jean Lopez, L’ours et le Renard aux éditions Perrin

6 commentaires sur “Ukraine : accélération des préparatifs et fébrilité des ripostes, une offensive pour quand ??

  1. Signaler la différence d’avec Mr Tytelman est louable de votre part.
    Xavier Tytelman est très sympathique, mais à mon humble avis son analyse
    est loin de valoir la votre car il part des moyens et non des objectifs et des contraintes

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  2. Même si Melitopol est protégée par plusieurs rideaux défensifs russes, une percée au sud-est de Zaporija, pour contourner au nord puis bifurquer vers l’est, présente une possibilité de coupure des connexions russes au sud. La région littorale entre Crimée et Donbass relève de l’intérêt stratégique pour fragmenter l’organisation ennemie.

    C’est dans cet esprit, hypothèse réfutable, que Kiev facilite des attaques au nord, pour diluer la défense adverse. Dans cet esprit, les décisions offensives vont dépendre des mouvements de troupes des envahisseurs. Wagner préparant déjà son repositionnement ailleurs et de fraîches chairs à canon arrivant de Moscou, les prochains jours détermineront le top départ en fonction des observations des défenses.

    Vous êtes objectif en considérant que la contre-offensive ukrainienne ne peut trop tarder. Tout est condition de situation en temps réel, plus les ukrainiens eux-mêmes qui ne favorisent pas l’enlisement. Même si Bakhmout pourrait apparaître comme pivot de fixation à ne pas lâcher, même si le nord présente un intérêt certain pour déstabiliser et diluer, l’offensive au sud-est suggère de ne pas trop jouer la montre en attendant le grand soir.

    Si les ukrainiens veulent se passer d’une finlandisation du conflit, ils ne peuvent attendre l’automne. S’ils veulent vraiment reprendre leur territoire, le temps c’est aussi du sang.

    MERCI pour vos analyses objectives.

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  3.  Merci pour votre éclairage.
    Si la guerre en Ukraine permet de prendre conscience d’une défense européenne à construire, elle aura été utile. Mais cela restera difficile à l’Ouest de l’Europe. Je voisbien que cette guerre reste encore lointaine pour les Européens de l’ouest.

    Et que deviendra le besoin d’une défense européenne si elle retombe à nouveau dans un conflit glace ?

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