Mis à jour le 21 mai

Comme expliqué la semaine dernière, les Russes se sont retrouvés à Bakhmut face à un dilemme : soit ils lâchaient Bakhmut (et Prigojine) au profit de la défense de l’ensemble de la ligne de front, soit ils remobilisaient des moyens importants pour achever cette conquête sans intérêt militaire mais aux conséquences médiatiques et politiques évidentes.
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La question incluait aussi l’avenir de Prigojine, ce mafieux qui se prend pour un chef de guerre et homme-lige de Poutine qui déteste les militaires. L’émission C dans l’Air a d’ailleurs consacré son numéro du 16 mai à ce personnage sulfureux.
C’est donc cette deuxième option qu’ont choisie les armées russes, sans doute sur l’ordre direct de Vladimir Poutine : conquérir Bakhmut coûte que coûte – je n’ose pas dire « quoi qu’il en coûte » – au risque de fragiliser le front et de consommer des stocks de munitions qui feront défaut aux armées russes pour s’opposer à la contre-offensive ukrainienne qui est imminente.
Sur le terrain, la ville est depuis longtemps aux mains des Russes
En fait, la ville de Bakhmut stricto sensu a été conquise par les armées russes à plus de 90% depuis fin avril. Les forces ukrainiennes résistent avec une rare ténacité mais elles n’y consacrent aucune force supplémentaire, notamment rien de leurs unités blindées qu’elles préservent précieusement pour leur offensive majeure. Elles résistent donc à l’envahisseur russe à Bakhmut en lui infligeant des pertes importantes (entre 100 et 500 morts par jour), mais elles ne tiennent plus réellement cette ville détruite quasi intégralement par les bombardements russes.
Paradoxalement, les Russes progressent dans la ville même de Bakhmut tandis que les flancs nord et sud qui devaient la prendre en tenaille font l’objet de contre-attaques limitées mais efficaces des Ukrainiens. Autrement dit, les Russes s’emparent de la ville mais reculent sur ses côtés comme s’ils voulaient égaliser et stabiliser le front à cet endroit, renonçant de fait à une conquête plus large.


Le samedi 20 mai, Prigojine fait déclarer par ses propres médias qu’il a conquis Bakhmut, seul…
La réalité est que les Russes, et pas seulement Prigojine et sa milice Wagner, ont achevé de dévaster cette ville pourtant sans intérêt militaire ou stratégique. Pour réaliser cette « conquête », Prigojine a fait massacrer plusieurs milliers de Russes – probablement entre 10 et 20,000 – et fait blesser quatre fois plus de « volontaires » envoyés à la boucherie, soit des pertes globales (tués et blessés) de l’ordre de 100,000 personnes.

Les pertes ukrainienne sont importantes, sans doute de l’ordre du quart, pour avoir résisté aux Russes sous leurs feux intenses d’artillerie, une expérience que je ne souhaite à personne de vivre….
Par ailleurs, les forces ukrainiennes sont en train de reconquérir les flancs nord et sud de la ville sans y consacrer de moyens disproportionnés, et ce n’est sans doute pas là qu’ils mèneront leur offensive pour chasser les Russes de leur territoire.
Récit sur Twitter du reporter de guerre Cyrille Amoursky
Il est difficile de prétendre qu’il s’agit d’une « victoire » d’avoir détruit 95% d’une ville et il est faux d’affirmer que seule la milice Wagner s’est battue pour ce massacre perpétré en collaboration avec les armées russes qui assurent notamment les tirs d’artillerie, ceux-là même qui ont ravagé la cité.
La soudaineté avec laquelle Prigojine clame sa conquête est à mettre en lien avec sa compréhension que le front russe va se renverser au moment de la contre-offensive ukrainienne : le chef de la milice militaire et médiatique veut se retirer de la bataille de Bakhmut en faisant croire qu’elle est terminée pour ne pas être associé à un échec sur le front qu’il pressent inéluctable.
Prigojine annonce aussi qu’il va laisser la place aux armées russes et quitter Bakhmut d’ici le 25 mai, exfiltration ou disparition en préparation ?
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Un « moment » idéal pour lancer la contre-offensive ukrainienne ?
Théoriquement, le fait que les Russes reconcentrent des moyens sur Bakhmut, qui représente seulement 10 km de front sur 1200 km à tenir, augmente leur fragilité alors que tous les feux sont au vert pour que les Ukrainiens puissent lancer une à deux contre-offensives majeures, sans lien avec avec cette bataille :
Les unités ukrainiennes sont prêtes (entre 30 et 60,000 hommes et femmes) bien équipées et entraînées, avec un stock de munitions pour plusieurs semaines. La météo, malgré la pluie, est plutôt favorable car les phénomènes de dégel sont désormais passés et permettent une mobilité suffisante pour des engins blindés, lourds mais conçus pour le « tout-terrain ».
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Cependant, cette offensive ukrainienne n’a de sens que si elle peut être poursuivie pendant plusieurs mois. Car, à défaut de reconquérir tous les territoires envahis par les Russes, ces forces doivent infliger un échec cinglant aux armées russes et faire vaciller le pouvoir de leur seul maître, Poutine.
C’est cela qu’est venu chercher le président Zelensky dans sa tournée européenne début mai : non pas des armements pour lancer son offensive alors qu’ils ont déjà été livrés, mais bien de quoi poursuivre pendant plusieurs mois – on dit aussi « exploiter » dans le langage militaire – une offensive majeure sans que les alliés fatigués ou inquiets ne l’arrêtent trop tôt et empêchent de se débarrasser de Poutine, qui est la clef de ce conflit.
Les percées seront recherchées sur des zones étroites – quelques km – pour exercer une pression maximale sur un front bien trop étiré. Les Russes essaieront de freiner ces avancées par une « défense dans la profondeur » qui requiert une bonne capacité de coordination et de mouvement, que des états-majors aguerris sont seuls capables de mener.
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Mais les nouvelles armes livrées par les alliées aux Ukrainiens permettent à ces derniers de frapper dans la profondeur ces centres névralgiques, de même que les dépôts de carburant et de munitions indispensables pour tenir une défense très consommatrice en munitions. Les kits JDAM et les missiles GLSDB portent au-delà de 100 km du front (les lanceurs évitent de se rapprocher à moins de 20 km pour éviter d’être détruits à leur tour). Et les missiles de croisière Storm Shadow que viennent de livrer les Britanniques combinés aux drones ukrainiens permettent de toucher des cibles jusqu’à 200 km, soit l’intégralité du front, voire même au-delà de la frontière russe.
Lire aussi dans Air&Cosmos : quel impact du Storm Shadow sur le dispositif russe ?
A ce sujet, les Français semblent hésiter à livrer l’équivalent dans leurs arsenaux, le missile SCALP, par pure discrétion ou énième tergiversation ?

Cette capacité de frappe dans la profondeur oblige les armées russes à éloigner beaucoup plus leurs centres vitaux et alourdissent considérablement une logistique déjà déficiente, qui ne leur permettra pas de durer : lors de leur offensive, les forces ukrainiennes vont exercer des coups de butoir rapides et répétées pour casser les digues péniblement établies par les Russes, en les fracturant comme la glace, l’obligeant à rompre et à partir en débâcle. Une fois leur dispositif disloqué, il sera impossible aux Russes de le « recoller » et ils seront confrontés à des phénomènes de débandade qui ont été plusieurs fois observés, faute de motivation et de cadres aguerris.
Les tentatives russes d’empêcher l’inéluctable
Les Russes ont multiplié ces derniers jours les frappes contre des objectifs qu’ils voudraient être les centres névralgiques équivalents aux leurs, mais le système de défense sol-air des Ukrainiens s’est considérablement renforcé notamment grâce aux Patriot livrés par les Etats-Unis et surtout à l’incroyable système de renseignement allié qui les prévient de toute attaque russe.

Les dernières attaques ordonnées par Poutine ont fait encore des victimes civiles, en particulier en-dehors de la région de Kiev, mais elles sont aussi le fait de bombardements d’artillerie proches de la ligne de front tandis que les vagues de missiles et de drones russes se heurtent désormais une très grande majorité de destruction en vol (proche semble-t-il de 90% soit seulement un lanceur sur dix qui atteint sa cible).
Notons aussi que la vague d’attaque russe du 18 mai s’est déroulée en pleine visite de l’émissaire de la Chine à Kiev, qui affirme rechercher une solution de paix tout en refusant de reconnaître que la Russie en est l’agresseur… Souhaitons qu’il ait pu observer la réalité.

Sans cette capacité de frappe en profondeur, les Russes ne peuvent pas réellement fragiliser les forces blindées ukrainiennes en préparation tandis que leur propre renseignement échoue à localiser les cibles réellement intéressantes. Même si les Russes disposent encore de drones de renseignement, ceux-ci ne leur donnent que des informations parcellaires quand il leur faudrait une vue d’ensemble que leurs satellites ont le plus grand mal à fournir. Leur dispositif satellitaire est manifestement déficient, sans doute insuffisant et dépassé techniquement, peut-être aussi brouillé ou abîmé par des attaques cyber ou d’une autre nature.
Bakhmut, une victoire inutile
En résumé, les armées russes vont remporter Bakhmut pour sauver l’image d’un Poutine imposant sa volonté par sa puissance destructrice. Elles vont sauver aussi – pour un temps – son ami Prigojine, le chef mafieux de la milice Wagner : il était au bord de l’échec à Bakhmut, une faillite médiatique dont les conséquences auraient affecté Poutine bien sûr.
En sauvant leur « victoire » sur Bakhmut, les Russes sacrifient une partie de leur capacité à résister à une contre-offensive ukrainienne, révélant une fois de plus la médiocrité de la stratégie militaire de Poutine.
Les sept plus grandes puissances économiques se réunissent à Hiroshima pour un sommet du G7 où elles affichent leur détermination et discutent notamment des mesures pour limiter les possibilités de contournement des sanctions déjà adoptées contre la Russie et la nécessité de sanctionner aussi les pays tiers qui l’ont aidée.
Désormais, la place est à l’offensive des Ukrainiens pour renverser le front et mettre en déroute les armées russes que Poutine croyait être celles d’un empire, le sien.
2 commentaires sur “Ukraine : l’étrange destinée de Bakhmut”