Depuis l’été 2022, la petite ville de Bakhmut est la proie d’une offensive qui se voulait emblématique de la puissance dévastatrice d’un empire russe, mené par Vladimir Poutine.

© Institute for the study of war ISW
Portée médiatiquement par Prigojine, le chef mafieux du groupe paramilitaire Wagner et homme-lige du président russe, soutenue de fait par les armées russes, cette offensive qui se concentrait sur un objectif réduit (une ville de 60,000 habitants) et sans importance stratégique, ne devait pas faire un pli.
Avec sa morgue et sa brutalité habituelles, Prigojine annonçait un succès rapide et venait même défier le président ukrainien à proximité du champ de bataille en l’appelant à venir se battre en personne, comme un héros antique risquant sa propre vie pour consacrer sa destinée.
Bakhmut devait assurer à Poutine une victoire facile
Envoyant quotidiennement des milliers de « volontaires » se jeter frontalement à l’assaut des défenses ukrainiennes – au prix de pertes colossales – le patron de la milice Wagner promettait à son maître, Poutine, une victoire écrasante sur Bakhmut comme la démonstration de l’impossibilité de résister à la volonté russe.
Et la ville, soumise à un déluge de feux d’artillerie, a été rapidement transformée en un tas de ruines, enserrée dans les mâchoires des armées russes qui se refermaient inexorablement par le nord et par le sud.

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La bataille de Bakhmut se transformait en un piège pour les Ukrainiens : la céder sans combat consacrait la supériorité militaire russe et pouvait mettre en doute leur capacité à reconquérir leur propre pays face à une telle puissance. Du côté ukrainien, la tentation a été importante de consacrer une partie de leur toute nouvelle force offensive pour aller stopper ce rouleau compresseur russe dont Prigojine se voulait le porte-drapeau.
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Fin avril, la situation sur le front de Bakhmut arrive à son paroxysme, les armées russes se sont emparées de 90% de la ville, l’étau autour de la cité interdit toute contre-attaque, le sort de la bataille semble joué, ce n’est plus qu’une question de jours…
La résistance des Ukrainiens met à mal la puissance destructrice de Poutine
Mais les Ukrainiens résistent et ne lâchent pas les derniers remparts de leur défense, empêchant Prigojine de parachever le cadeau qu’il promettait à Poutine, en particulier avant la grande fête patriotique russe du 9 mai commémorant la victoire contre le nazisme et destinée aussi à célébrer les succès du maître du Kremlin.
Parallèlement, et au-delà de cette résistance pour une conquête sans enjeu militaire, les armées russes prennent conscience que les Ukrainiens finissent de constituer l’équivalent d’une à deux forces blindées qui vont pouvoir lancer une contre-offensive majeure sur une ligne de front indéfendable de 1,200 km de long, fragilisée encore par cette concentration disproportionnée de leurs moyens en son seul milieu.
Lire aussi : manœuvres déceptives, reconnaissances et poudre aux yeux, la préparation de l’offensive
Par prudence et par calcul, par lassitude et pour nuire aussi à Prigojine – ce chef mafieux qui s’est pris pour un chef de guerre –, les armées russes basculent dans une nouvelle stratégie : elles commencent fin avril à replier leur dispositif – énorme – qui était destinée à broyer toute tentative ukrainienne de reprendre Bakhmut. Elles réduisent alors le nombre d’unités engagées autour de la ville, en particulier celles d’artillerie qui leur conféraient une nette supériorité sur les Ukrainiens.
Les militaires russes limitent aussi de manière drastique les consommations de munitions (au moins des ¾) et remplacent les unités solides qui leur restaient encore par des bataillons constitués de mobilisés récents manquant singulièrement d’aguerrissement.
Les armées russes contraintes de se replier ou de se fragiliser
Les effets sur la bataille de Bakhmut sont indirects, car Prigojine continue d’envoyer au cœur de l’action ses malheureux « volontaires » voués à la mort, tandis que les flancs nord et sud de la ville, qui devaient menacer en permanence les forces ukrainiennes et les bombarder, commencent à faiblir début mai.
Les Ukrainiens le comprennent d’autant mieux qu’ils bénéficient du renseignement très fiable des alliés et des déclarations stupides du patron de Wagner qui annonce publiquement son échec à venir en voulant s’en épargner la responsabilité : il menace de quitter « ses positions » si l’armée russe ne lui livre pas les stocks considérables de munitions consommées pour avancer de quelques dizaines de mètre chaque jour.

Le rouleau compresseur manque de carburant, les Ukrainiens hésitent cependant, pourrait-il s’agir d’un ultime piège tendu par ce personnage vicieux et perfide ? Mais les renseignements de leurs alliés confirment l’affaiblissement de l’étau qui devait étouffer la ville. Les Ukrainiens tentent alors de desserrer ces mâchoires au nord et au sud de la cité, plutôt que de contre-attaquer frontalement au cœur du tas de ruines qu’est la ville.
Ces contre-attaques ukrainiennes sont limitées, indirectes et… efficaces. Les unités russes se replient rapidement sur quelques km, sans doute pour éviter la dislocation ou leur contournement, en fragilisant considérablement le front lui-même. Prigojine dénonce leur fuite, les armées russes préfèrent l’habiller en « repli tactique »…
La bataille de Bakhmut devient probablement un point de bascule de la guerre en Ukraine
Ce n’est pas le début de la grande offensive ukrainienne, attendue dans les jours ou les semaines qui viennent, mais clairement un basculement du comportement des armées russes qui sont désormais à Bakhmut sous la pression de ceux qu’ils croyaient écraser.

A l’image de cette guerre russe contre l’Ukraine, la situation initiale se renverse. Les envahisseurs pensaient que rien ne pourrait résister à leur puissance destructrice mais leur rouleau compresseur s’enlise, puis se fragilise. Il s’expose désormais au risque de sa propre destruction.
En effet, après avoir tendu un piège à l’Ukraine, ce sont désormais les armées russes qui sont piégées : soit elles se retirent de Bakhmut pour préserver leur capacité à contrer l’offensive ukrainienne à venir, mais en envoyant un signal politique dévastateur aussi bien auprès de la société russe que dans l’opinion internationale. Soit la Russie de Poutine est obligée de remobiliser des forces et des munitions pour Bakhmut, qui manqueront à coup sûr au reste du front qu’il faudrait bien au contraire renforcer.
Finir de conquérir Bakhmut représenterait maintenant un coût exorbitant et un risque évident pour les armées russes, l’abandonner sera considéré comme le premier épisode de la chronique d’une défaite annoncée. Un échec à Bakhmut détruirait Prigojine et fragiliserait politiquement Poutine qui reste son maître et le responsable de cette guerre, comme de sa conduite.
La bataille de Bakhmut était un piège pour les Ukrainiens, elle le devient maintenant pour les Russes dans un basculement du rapport de forces qui est probablement aussi un point de bascule de la guerre en Ukraine.
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Pour que cette bascule que vous décrivez très clairement se réalise, les Ukrainiens ont d’abord dû réussir la première phase : la résistance héroïque dans une toute petite poche contre une armée beaucoup plus forte, réussir à tenir sans s’épuiser soi-même, sans y perdre ses propres forces, les renforçant même tout en obligeant l’attaquant à persévérer jusqu’à l’épuisement. Ils ont longtemps été les seuls à y croire. Vous l’avez bien décrit dans un précédent post. Je crois que lorsque les secrets de cette bataille seront connus, ils feront l’objet d’études attentives des spécialistes du monde entier. On a parlé du rôle important de souterrains pour approvisionner et évacuer. C’est fort possible, nous sommes dans un pays de mines et de mineurs qui ont évidemment cherché comment ne pas dépendre uniquement de 3 routes sous le feu ennemi. Si on salue l’intelligence et la souplesse de l’Etat Major ukrainien, l’héroïsme et la ténacité des fantassins ukrainiens mérite un infini respect.
Sincères salutations
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Je signale juste un mot en trop dans la première phrase :
la petite de ville
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Merci, je corrige !
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Merci Guillaume pour ton article passionnant. Notamment pour l’analyse des effets psychologiques que ces réalités ont plus que de fortes chances d’entraîner.
Comme tu l’écris « l’impossibilité de résister à la volonté russe ». Soumettre l’autre. En avoir au moins potentiellement la capacité. Notamment pour obtenir ce qui est souhaité, et soumettre ses voisins. C’est une logique de barbare, mais c’est une logique (dont la Russie de Poutine use depuis 20 ans). Et qui en rend certains chez nous admiratifs… Mais quand cette « logique » ne fonctionnera plus, qu’elle sera réduite à néant par la démonstration de la réalité, l’exact inverse de ce qu’elle prétendait être, il n’y aura rien d’autre à mettre à la place. Un vide sidéral. Poutine a tant joué lui-même de cette pathétique « virilité », de cette force qui soumet, qui viole, comme et quand elle l’entend, que le retour de bâton ne pourra être que fatal.
Comment réagira la population russe devant l’effondrement du mythe du puissant Poutine, et de la puissante Russie qu’il entraînait derrière lui s’imaginait-on ? (comme en étaient persuadés et subjugués les Philippe de Villiers, et autres personnages de cet acabit, dont une partie de notre classe politique, qui tous vont accessoirement perdre des plumes concernant leur crédit,… et leur amour-propre).
Cet effet sur la population russe, c’est une question que tu soulèves en filigrane dans ton texte. Et elle est cruciale.
Difficile de prévoir les limites de son ampleur, mais assurément il en aura.
Ton article permet de se rendre compte que c’est un cataclysme militaire, politique, sociétal (en Russie), médiatique, géopolitique qui semble se profiler. Comment la population russe, même les plus aveuglés, pourra ne pas être ébranlée fondamentalement par cette gabegie qu’ils ont eux-mêmes mis en scène avec un autre scénario final en tête. « Dévastateur », l’effet moral, c’est le mot.
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Le pire dans tout cela pour Poutine, c’est que quand cette guerre finira, la Russie devra payer des dommages de guerre à l’Ukraine. Les Chinois vont probablement proposer à la Russie de l’aider en échange de territoires de l’Est de la fédération de Russie.
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En effet..
Je repense au bouquin de Tom Clancy le tigre et le dragon ,où il avance le concept de zone d’expansion septentrionale.
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