Ukraine : manœuvres déceptives, reconnaissances et poudre aux yeux, la préparation de l’offensive

Encore un bombardement meurtrier contre l’Ukraine ce 28 avril, dont les victimes – toutes civiles – feraient presque penser qu’il ne se passe rien sur le front militaire en comparaison du rythme effréné des informations qui ont accompagné ces quatorze derniers mois la guerre menée par la Russie de Poutine contre l’Ukraine. 

En réalité , il se passe beaucoup de choses du côté militaire pour qui cherche à lire aussi dans les creux et les silences. Le premier élément est la discrétion des communications ukrainiennes sur le front alors qu’elles avaient été jusqu’ici incroyablement dynamiques, occupant le terrain médiatique « soir et matin » de nos rendez-vous d’information. 

Lire aussi : guerre en Ukraine, ce silence qui précède la tempête 

Le second élément, peu documenté, est l’achèvement de la livraison des équipements militaires et surtout de la formation nécessaire des combattants ukrainiens pour les utiliser à bon escient. Selon les estimations, entre 10 et 20 brigades (entre 30 et 60,000 hommes et femmes) se préparent pour lancer une à deux contre-offensives. 

Le matériel a été livré, principalement des véhicules blindés allant des chars lourds de combat au véhicules anti-mines et des systèmes d’artillerie (canons et missiles sol-air) avec les munitions nécessaires pour conduire une offensive « soutenue », ce qui signifie dans le langage militaire plusieurs mois de combat intense. 

Cela définit d’ailleurs un objectif dans le temps qui est de « renverser » l’armée russe en Ukraine avant la fin de l’année 2023. Un horizon court pour les militaires qui laisse présager des combats très concentrés et d’une grande intensité. 

La contre-offensive ukrainienne a besoin de rapidité et de surprise, mais pas de « publicité »

Dans cette contre-offensive, le point crucial pour les forces ukrainiennes est de pénétrer dans le dispositif russe pour empêcher l’armée de Poutine d’utiliser efficacement son artillerie, et donc de ne surtout pas se laisser arrêter – les militaires disent « fixer » – en évitant ainsi de se transformer en cibles évidentes pour les canons et les avions d’attaque russes. 

La rapidité nécessaire à une telle opération requiert un terrain qui permet de se déplacer en permanence – ce sera le cas dans les semaines à venir – et surtout un renseignement de très grande qualité pour localiser les dispositifs russes (unités militaires, obstacles, mines…) et anticiper leur manœuvre (que vont-ils faire pour contrer l’attaque et avec quelles unités). C’est sans doute la première clef de la réussite de cette offensive ukrainienne tandis que le renseignement militaire russe est très insuffisant en comparaison des besoins de leurs armées d’invasion en Ukraine. 

Je ne reviens pas sur « le moral des troupes » puisque les Ukrainien(e)s bénéficient d’une volonté de gagner proportionnelle à l’envie de fuir des soldats russes dans cette guerre pour laquelle bien peu sont volontaires et qu’il faut même menacer de mort pour qu’ils ne désertent pas le front. 

Des manœuvres déceptives pour (em)brouiller les réactions des armées russes

La surprise est un autre facteur clef du succès de cette offensive. Aussi, tout ce que nous pouvons désormais lire ou entendre sur le sujet en termes de date et de lieu est globalement faux, ce qui est « normal » – pour ne pas dire la règle – avant une offensive de cette ampleur. 

La référence en la matière est bien sûr l’opération Overlord, le débarquement allié en juin 1944 pour défaire les nazis en Europe. Elle avait été précédée par d’importantes « manœuvres déceptives » pour perdre l’adversaire dans les méandres de l’incertitude. Ces manœuvres déceptives constituent la majorité des informations actuelles sur l’Ukraine et recouvrent à peu près toutes les formes connues de déception, confirmant au passage la préparation d’une offensive cruciale. 

Les « fuites » sont ainsi un classique de la « déception » parce qu’elles mêlent le vrai et le faux tout en brouillant un élément structurant du renseignement, la source de l’information. Lorsqu’un jeune soldat réserviste de l’US Air Force révèle des « informations confidentielles » de son propre camp sur la guerre en Ukraine, celles-ci peuvent être mises d’emblée au panier, bien qu’elles contiennent certainement quelques vérités, mais lesquelles ? Cette affaire – la faute commise par ce soldat – a probablement un fond de réalité, mais elle sert d’abord à manipuler les informations qui se seraient « échappées ».

Des fuites pour mêler fausses informations et messages à destination

Par essence, ces révélations « sous couvert de fuites » ont été savamment embrouillées, perturbant les récepteurs potentiels et leur compréhension de la situation. Elles occupent le terrain du renseignement comme un miroir aux alouettes, elles ne comportent aucune information déterminante mais polluent les analyses parce que tout n’est pas faux pour autant. Impossible à démêler. 

Notons au passage que ces fuites – très bien relayées et diffusées – ont permis aux Etats-Unis de corriger quelques manœuvres mal venues de pays réputés être leurs alliés : des entreprises égyptiennes s’apprêtaient ainsi à livrer des roquettes à l’armée russe, et des dirigeants sud-coréens souhaitaient ne pas participer au réarmement des Ukrainiens dans une tentative sans doute inspirée par l’hypocrisie érigée en règle par la Suisse, vendre des armes en interdisant leur utilisation pour la guerre…

Certes, ce n’étaient que des infos secondaires par rapport au « scandale de ces fuites venant directement de militaires américains », mais les deux pays concernés ont parfaitement compris le message auquel ils croyaient peut-être échapper.

© Le Monde 


Diversions et contradictions, l’art de semer la confusion

Les diversions font aussi partie de l’arsenal des manœuvres déceptives. C’est probablement le cas des intrusions de l’autre côté du Dniepr au sud de l’Ukraine dans la région de Kherson, laissant planer le doute sur les intentions réelles des Ukrainiens et obligeant les armées russes à éparpiller un peu plus leurs ressources sur 1,200 km de front. 

© Live du journal Le Monde 
la zone de Kherson selon @ukraine_map, en jaune les zones contestées .

En l’absence de cette menace renouvelée, les Russes auraient sans doute économisé des forces substantielles dans cette région, au même titre qu’elles avaient alimenté pendant des mois une potentielle menace venant de la Biélorussie, obligeant les Ukrainiens à maintenir des unités importantes au nord du pays. Désormais, ce sont les Russes qui se sentent menacés…

© Institute for the Study of War (ISW)

Enfin, des déclarations contradictoires complètent cette panoplie déceptive. Un jour, les Ukrainiens se plaignent de manquer de munitions et de missiles sol-air (contres les avions et les drones) et le lendemain, ils remercient les pays alliés d’avoir tout prévu pour de longs mois.

Ces contradictions permettent de renforcer l’incertitude et gênent considérablement le renseignement et donc les possibilités d’anticipation des armées russes. Elles les plongent dans le doute quand ces dernières devraient faire des choix cruciaux pour concentrer leurs propres moyens. 

Les reconnaissances offensives, vraies reco et fausses alertes

Les « reconnaissances offensives » rentrent dans un autre registre, utilisé aussi dans la phase préliminaire de l’opération Overlord : ce sont soit des « dry run », des répétitions à envergure limitée de l’opération générale, soit de simples intrusions pour voir à quoi ressemble le dispositif concret et les réactions des unités russes. 

Ces reconnaissances offensives sont des opérations coûteuses (une division canadienne avait été ainsi sacrifiée à Dieppe avant le débarquement du 6 juin 1944) mais très « apprenantes » parce qu’elles permettent de comprendre ce qui fonctionne bien et ce qui reste à régler avant d’enclencher la grande opération du jour J. 

Lire aussi : les Occidentaux fournissent une capacité offensive à l’Ukraine, un tournant dans la guerre ?

Les reconnaissances offensives sont cependant à utiliser avec parcimonie : elles mettent sous tension le dispositif russe, mais elles l’améliorent aussi en lui montrant ses propres faiblesses et ses problèmes de coordination. 

Néanmoins, dans le cas d’Overlord, le commandement allemand avait fini par se faire leurrer par l’ensemble de ces manœuvres déceptives : il a d’abord cru que le débarquement allié en Normandie du 6 juin n’était qu’une nouvelle manœuvre de diversion, retardant d’autant sa riposte et la mobilisation de ses réserves parce qu’il restait persuadé que le « vrai » débarquement aurait lieu dans le sud de l’Ukraine… pardon dans le Pas-de-Calais !

L’ incendie d’un dépôt de carburant à Sébastopol en Crimée le 29 avril par l’attaque de drones ukrainiens relève du harcèlement sur les arrières, affaiblissant le soutien logistique des armées russes et obligeant ces dernières à mobiliser des moyens pour protéger aussi ses arrières.

Les manœuvres actuelles, militaires ou médiatiques, ont d’abord pour objectif dans cette période d’avant-débarquement de fatiguer et de rendre myope les envahisseurs russes qui savent que Poutine ne leur pardonnera jamais un échec tandis que les Ukrainiens ont conscience qu’ils n’ont que deux cartouches à tirer pour déstabiliser leurs ennemis, sinon c’est l’enlisement. En comparaison d’un tel enjeu, le sort du tas de ruines qu’est aujourd’hui Bakhmut n’intéresse plus, les regards sont rivés sur le déclenchement de l’offensive qui permettra – ou non – à l’Ukraine de se libérer.


Pour approfondir : assaut à Zapo par Michel Goya


Analyse de Xavier Tytelman le 30 avril

20 commentaires sur “Ukraine : manœuvres déceptives, reconnaissances et poudre aux yeux, la préparation de l’offensive

  1. Bonjour Guillaume. A la suite de votre analyse et après avoir lu « Assaut à Zapo » du Colonel Goya sur son blog, j’ai une question de tactique militaire à vous poser. Avec le brouillard actuel avant contre-offensive ukrainienne et mon expérience nulle dans l’AdT, vous pourriez rectifier ma petite vue profane (si vous avez le temps et l’envie).

    Depuis quelques temps, la partie sud de la région de Zaporija fait partie des options éventuelles pour percer. On sait maintenant que malgré les lignes d’obstruction mises en place par les russes, toute percée significative fragmenterait la connexion russe entre la Crimée et le Donbass, par destabilisation du couloir littoral (Azov).

    Le Colonel Goya présente une situation tactique objective jusqu’à Melitopol et parle de plusieurs lignes défensives préparées à défendre. Sa vulgarisation des triangles de positionnement des troupes, les obstructions et les couvertures d’artillerie m’amènent à la question néophyte :

    Si je perce le front au sud de Zaporija, mais au lieu de m’orienter vers Melitopol je choisis une avancée vers l’est transversale à la ligne de défense russe, suis-je en capacité de donner l’assaut perpendiculairement à l’axe de défense russe ? M’est-il possible d’enfoncer latéralement la ligne de défense sur un axe ouest/est, après avoir entamé la route de Melitopol et en bifurquant ensuite ? Vos connaissances militaires pourraient résoudre ma question naïve, il est peut-être inefficace de confronter une solide ligne défensive par le flanc, pour déstabiliser l’effectif ennemi.

    Si ma question est trop limite, parce que Donetsk sera trop loin plus tard et parce que Melitopol serait plus envisageable militairement que… Berdiansk, merci d’effacer ce commentaire. Je n’ai aucune compétence en enfoncement des lignes :s

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    1. Bonjour
      Ce n’est pas une question facile, Michel Goya aurait sans doute un avis plus pertinent.
      En tactique, contourner une ligne de défense et l’attaquer latéralement a du sens, puisque cela permet d’éviter le choc frontal où l’on est le plus attendu.
      La question tient surtout à la capacité de réaction des armées russes, car pour s’opposer à une offensive, il faut d’abord pouvoir manœuvrer rapidement et efficacement des unités, le contraire d’une guerre de tranchées figée et enterrée.
      C’est cette dimension qui semble le plus faire défaut au dispositif russe, faute d’état-major et de cadres expérimentés, mais aussi de renseignement fiable.

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  2. Bonjour,
    C’est dommage d’employer dès le titre le mot « deceptive » sans guillemets car cela brouille le sens de ce que l’on va lire. Je me suis dis spontanément : Encore des éléments de langage, c’est fatiguant ce faux français ! mais s’agissant de vous , j’ai lu. Le décryptage des tactiques de communication dans les conflits est très intéressant, mais en tant que néophyte on ne peut que prendre note et devenir encore plus méfiants vis-à-vis de ces informations « deceptives »
    Je suis plus à l’aise pour débattre d’analyse systémique. Je vous conseille le livre collectif sous la direction de Bernard Badie & Dominique Vidal qui s’intitule Le monde ne sera plus comme avant et notamment 3 articles : Andrei Gratchev, Chloe Maurel, et Dominique Wolton. Je ne sais pas si vous connaissez ce chercheur spécialiste de la communication dont la lecture peut vous intéresser dans le cadre de vos fonctions à Agirc /arrco.
    Bien à vous

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  3. Cette « contre offensive » ukrainienne est annoncée depuis 6 mois. Il ne faut pas prendre les russes pour des perdreaux de l’année, ils ont déjà trouvé une parade efficace aux attaques de drones ‘artisanaux’ sur le front, en réduisant considérablement leur portée d’utilisation grâce à des brouilleurs..

    Si une personne lambda qui s’intéresse au sujet est capable de faire un inventaire plutôt exhaustif des armements reçus par l’Ukraine qu’en est-il des renseignements militaires russes?

    Ne croyez-vous pas que les russes s’enterrent, font des préparatifs défensifs depuis 6 mois et attendent justement de pieds fermes cette ‘contre-offensive’ comme à Kourks durant l’été 43 pour ensuite reprendre l’initiative?

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  4. Tout ce que vous dites est certainement vrai, sauf que la guerre se joue toujours à deux et que les Russes de leur côté ont certainement cherché à diffuser de fausses informations sur la situation réelle de leur armée. Il me semble que la seule vraie inconnue est le comportement des troupes russes, difficile à modéliser. Ont-elles envie de fuir à la première occasion ou bien, motivées par leurs pertes, ont-elles soif de vengeance et donc sont-elles décidées à tuer le plus d’ennemis possibles et à tenir coûte que coûte?

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    1. En ce moment, une grande partie des infos diffusées sur cette guerre le sont par les Russes, acheminement de matériels, lignes de défense, dégâts commis par les Ukrainiens. Le moral des militaires russes est bas, ça ne les empêchera pas de combattre, jusqu’au moment où ils auront le sentiment que c’est perdu et là, ils partiront probablement en débâcle…

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  5. Bonjour,
    Merci pour ce billet fort instructif.
    Une petite coquille s’est glissée dans votre texte : Overland vs Overlord lors de sa première occurrence.
    Cordialement,
    Louis-Marie Bachelot

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