Bruit et lumière dans la nuit, « l’attaque fantôme » contre le Kremlin

Deux drones ont explosé en vol au-dessus du dôme du « palais du Sénat » qui abrite l’administration présidentielle au cœur du Kremlin, dans la nuit de mardi à mercredi 3 mai. 

Analyse des vidéos par Le Monde

Ces explosions, distantes de 16 minutes, ont été filmées et diffusées sur les réseaux sociaux, après la diffusion d’un communiqué de presse par le Kremlin. 

Les images montrent deux drones lents arrivant de l’ouest pour le premier et de l’est pour le second, qui explosent en vol au-dessus du dôme. 

Entre les explosions, deux pompiers visibles sur la vidéo grimpent sur la structure sans doute pour éteindre les débris du premier engin qui ont atterri sur le toit, mais ils ne semblent pas « affectés » par l’explosion du second, pas plus que le drapeau qui flotte sur l’édifice ou que l’édifice lui-même qui ne paraît même pas endommagé par ces deux « attaques »…

Interceptions et interrogations

Comment des drones, plutôt lents et pas très performants, ont-ils pu arriver à survoler le symbole du pouvoir russe alors que ce dernier est sans doute l’endroit le mieux protégé de Russie, exception faite du bunker dans lequel vit Vladimir Poutine dans les environs de Moscou ?

Soit il s’agit d’une performance extraordinaire des forces ukrainiennes ou de réseaux les soutenant, soit d’une mise en scène par le Kremlin de la menace que représenterait l’Ukraine contre la Russie. 

La première interrogation vient en effet du type d’attaque perpétrée et la seconde de l’interception même de ces drones.

Des explosions sans effets sur le dôme 

Si les drones ont pu atteindre le dôme visé, ils auraient dû être précipités dessus pour rajouter des dégâts cinétiques à ceux de l’explosion de leur charge militaire. Un drone, lorsqu’il est utilisé en mode kamikaze, se précipite sur sa cible en phase terminale.

Or ce n’est pas ce que montrent les vidéos : les drones explosent dans un flash de lumière en restant bien au-dessus de la cible. Cela ressemble plutôt à un feu d’artifices qu’à une attaque, à moins que les « terroristes » dénoncés par Moscou aient voulu éviter de commettre des dégâts et se contenter d’une démonstration de force… sans force, ni capacité d’ailleurs de renouveler un tel « tour de force », de multiples précautions étant forcément prises à la suite d’un tel évènement. 

Donc, ces drones n’ont pas formellement attaqué le Kremlin mais explosé dans le ciel au-dessus, le menaçant tout au plus, entre deux et trois heures du matin ce qui ne risquait pas de provoquer de mouvement de panique. 

Il est important de noter, toujours grâce à la vidéo, que les deux explosions ne commettent quasiment aucun dégât, alors qu’une charge militaire de 40 kg, charge utile de ce type de drone, est l’équivalent d’un obus d’artillerie de 155 mm et qu’elle aurait dû, dans l’ordre, faire exploser une partie de la structure de la coupole, déchiqueter le mât et le drapeau russe qui la surplombent et secouer sévèrement les deux pompiers qui grimpaient sur la structure. 

En fait ces explosions ont principalement produit du bruit et de la lumière, à l’inverse d’une charge militaire qui détruit, explose et incendie…

Peut-être que les Ukrainiens n’ont pas voulu faire de saletés au-dessus du Kremlin pour ne pas contrarier Vladimir Poutine ? Ou plus vraisemblablement, c’est le pouvoir russe qui s’est chargé d’organiser cette attaque « fantôme » sans pousser toutefois la logique jusqu’à mettre le feu à son propre palais…

Une destruction des drones sans interception 

Cette mise en scène par le Kremlin est d’autant plus probable que l’interception de ces drones est pour le moins énigmatique : en défense anti-aérienne, la logique consiste en effet à intercepter la menace avant qu’elle n’atteigne son objectif et surtout de ne jamais la laisser arriver au-dessus, qui signerait un échec « flagrant » de sa protection. 

Pour ce faire, la capitale russe bénéficie d’au moins trois couches ou cercles de défense, le premier recouvrant un espace très large et haut dans lequel un drone peut effectivement s’introduire. Mais compte tenu du dispositif déployé pour défendre Moscou et plus encore pour sécuriser ce lieu de pouvoir, les drones auraient dû être interceptés en deuxième ou troisième cercle, à une distance tout à fait honorable du dôme visé (plusieurs km). Évidemment les vidéos auraient été moins intéressantes, puisque l’interception n’aurait pas coïncidé en termes d’images avec un lieu symbolique du pouvoir.

Sur ces images toujours, il n’existe aucune trace d’intercepteur tandis que la présidence russe affirme que « les deux drones qui visaient le Kremlin » ont été « mis hors service grâce à l’utilisation de systèmes radar » …

A ce jour, les systèmes radar servent à détecter et pas à « mettre hors service » des drones, et s’il s’agissait d’un autre dispositif de neutralisation – faisceau à énergie dirigée ou laser de très grande puissance (pas forcément visible a l’œil nu) – pourquoi ne pas avoir procédé à leur destruction avant que les drones « n’atteignent » justement leur cible ?

« Loin de constituer une interception, l’explosion de ces deux drones au-dessus du Kremlin relève du spectacle »

Pour l’ancien officier d’artillerie sol-air que je suis, cette explosion de drones au-dessus du Kremlin relève d’une « attaque fantôme », organisée vraisemblablement par le régime russe dont Poutine est à la tête. Les Russes ont fait exploser ces drones au-dessus du Kremlin avec une charge quasi-inoffensive destinée à faire du bruit et de la lumière. 

Pendant ce temps, la Russie de Poutine continue de lancer des attaques quasi-quotidiennes contre des cibles civiles en Ukraine, faisant des dizaines de morts sans l’ombre d’un objectif militaire…

Une « attaque fantôme » pour quoi faire ?

Le contexte dans lequel se trouve le pouvoir poutinien explique assez bien cette mise en scène : le régime sait qu’il va être mis en grande difficulté par la contre-offensive ukrainienne en préparation et qu’il aura le plus grand mal à justifier de cette « opération militaire spéciale » contre l’Ukraine si elle devient un échec flagrant de ce qui restait de pouvoir à un pays déclinant. 

Lire aussi : manœuvres déceptives, reconnaissances et poudre aux yeux, la préparation de l’offensive

Le président russe a donc besoin de dramatiser la situation pour justifier d’une part son initiative désastreuse d’envahir un pays voisin et pour continuer d’autre part à mobiliser la société russe en faisant croire à cette dernière qu’elle est menacée par les Ukrainiens qu’elle a pourtant attaqués…

Alors que la grande fête patriotique du 9 mai pointe son nez, commémorant la victoire contre les nazis dont les Ukrainiens sont accusés par Poutine d’être leurs descendants, le pouvoir russe se fragilise d’autant que ses moyens militaires actuels ne lui permettent ni de conquérir l’Ukraine, ni de s’opposer efficacement à une contre-offensive menée avec professionnalisme. 

Les déclarations de Prigojine, le chef mafieux de Wagner, dénonçant le manque de munitions et menaçant de se retirer de Bakhmut qui devait pourtant être sa grande victoire sur le front, relèvent de cette même compréhension de la situation : Bakhmut n’a plus aucune importance en comparaison de l’offensive à venir (et contre laquelle l’armée russe veut garder ses munitions), et tous ces morts et blessés (des dizaines de milliers) ont été sacrifiés pour rien, à l’image de cette invasion de l’Ukraine par la Russie. Les rats commencent à quitter le navire…

© Le Monde 

Alors Poutine est tenté par une fuite en avant, accusant les Etats-Unis d’être à l’origine de cette attaque fantôme qu’il a lui-même organisée, en espérant peut-être garder l’initiative et continuer à menacer ce monde qui ne céde pas à ses délires impériaux. 

Cette attaque fantôme contre le Kremlin traduit une forme d’emballement du pouvoir russe comme s’il sentait le précipice se rapprocher, inexorablement. La chute de ces drones préfigure peut-être celle du pouvoir qui l’a organisée…

La suite va se jouer dans les semaines à venir et elle n’est pas encore gagnée.



Voir aussi :

Vidéo de Xavier Tytelman sur l’entraînement des Ukrainiens (5 mai 2023)

9 commentaires sur “Bruit et lumière dans la nuit, « l’attaque fantôme » contre le Kremlin

    1. @Lamarre, Bonjour.

      Quand L’Ukraine aura stoppé l’invasion et récupéré un maximum de son territoire (à certains endroits ce sera compliqué à court terme), je vais regarder le changement d’époque en Europe de l’est. Les décennies de reconstruction après des guerres ont montré à plusieurs reprises des activités humaines constructives. Dans le cas de L’Ukraine qui intégrera officiellement l’UE quelques années après la guerre, des perspectives apparaissent clairement. Des possibilités mutuellement profitables.

      J’émets l’hypothèse de deux connexions économiques directes avec l’Ukraine: d’abord la Pologne, ensuite la Roumanie. Par effet domino (main invisible d’Adam Smith en quelque sorte), les entreprises de reconstruction et les circuits économiques immédiats à l’est auront un effet d’activité à l’ouest européen. Du point de vue polonais, des débouchés immédiats et une disponibilité depuis le début de l’invasion vont faciliter des partenariats pas seulement militaires. Du point de vue roumain, il y a d’une part l’hypothèse d’activités partagées dans les ZEE respectives en Mer Noire (plutôt qu’une compétition desservant les deux places face aux grands russe et turc). D’autre part, l’hypothèse de circuits logistiques via le Danube pour connecter des activités entre les nations parcourues par ce fleuve majeur à long terme.

      Trois domaines d’activité sont envisageables lors de la relance après invasion:

      – Le développement des infrastructures (énergie, transport, services publics) qui intéressera des entreprises occidentales à l’affût, pas seulement en Pologne. Des débouchés apparaîtront immédiatement pour des entreprises d’Europe de l’ouest.
      – L’accès aux ressources pour le marché européen (consommation comme finance). Ressources agricoles, halieutiques, gazières, minières éventuellement (en fonction du futur statut du Donbass ?).
      – Le développement nécessaire de classes socio-professionnelles intermédiaires, accompagnant des activités à meilleures valeurs ajoutées qu’avant intégration à l’UE. L’augmentation des échanges entre L’Ukraine et l’Europe, mais aussi les nouvelles interactions sur le territoire, verront apparaître une part croissante de CSP moyen+ (pas dur), qui sont à la base de la viabilité économique d’un État.

      Ce blabla réfutable va me permettre de répondre clairement à votre question :

      Après la guerre, le vrai sujet intéressant va occuper mon esprit, mais ça ne prendra pas mes journées. Dix minutes par jour suffiront. L’intégration à l’Europe d’un espace riche en ressources, en valeurs humaines, ainsi qu’un accès augmenté à la mer noire, me satisferont pour des intérêts mutuellement profitables en occident. Sans trop mettre la charrue avant les bœufs, le contexte historique et la situation après invasion auront un grand intérêt pour les possibilités de développement élargi. Si L’Ukraine va mieux, l’Europe de l’est ira bien et l’Europe de l’ouest stabilisera ses besoins, tout ça par effets dominos sur une décennie ou deux.

      Le vrai sujet est après la guerre, donc fonction du résultat. Vraiment désolé si je vous ai endormi avec mes croyances. Un petit café et on en parle plus 🙂

      J’aime

  1. Je suis surpris que vous n’envisagiez pas une seconde la possibilité d’une action d’opposants russes à la guerre. Bien que ceux-ci n’aient aaucun moyen légal de s’exprimer, qu’ils soient durement poursuivis et étouffés, de nombreux incidents montrent qu’ils existent. Il y a assez de Geeks à Moscou pour monter une telle opération avec les moyens du bord. Le Krémelin est au centre de la ville , entouré de près par des milliers de fenêtres d’où un drone peut décoller. Quand les Sylovskis montent une opération, ils n’hésitent pas à faire couler le sang . Rappez-vous les attentats et les prises d’otages qui ont justifié la deuxième guerre de Tchéchénie ou les nombreux assassinats signés de façon indirecte mais sans équivoque pour tout observateur averti.
    Bien à vous

    Aimé par 1 personne

  2. Bonjour Guillaume. Je partage totalement ton analyse. En effet, militairement parlant, cette attaque ne paraît pas réelle mais donne l’impression d’une mise en scène mal orchestrée (mais peut être suffisante pour leurrer la population russe…).

    Aimé par 1 personne

  3. Bonjour. L’objectif de cette attaque sous faux drapeau est double, intérieur et extérieur pour victimiser le Kremlin. Intérieur pour galvaniser la population pendant que les voix qui protestent sont neutralisées dans les tribunaux. Les besoins en effectifs font partie de l’équation. Extérieur pour influencer les nations qui accordent un peu de crédit à la mise en cause de Poutine par des institutions internationales. Les dernières déclarations Sud-africaines (en porte-à-faux) et la mitigation chinoise contre un palier militaire supérieur (doctrine d’emploi) pourraient conduire le Kremlin à multiplier des agressions subies pour diluer ses propres bombardements de civils, aux yeux de ceux qui cherchent le non-alignement occidental avant les faits.

    Les vecteurs employés (charge, autonomie) et cinématiques (mvt horizontal à faible vitesse) ne sont pas remis en question par des publics, intérieurs et extérieurs, pas toujours initiés à des détails. Ça rassure quand même que deux pompiers n’aient pas été au sommet du dôme trop rapidement, pour le petit effet de souffle. Si les deux pompiers étaient intervenus un peu plus tôt, l’enchaînement aurait eu d’autres conséquences au plan « effet recherché ». Ça me rappelle un immeuble de Moscou qui dégringole avant une visite de chiottes en Tchetchenie. Comprendra qui pourra, mes excuses si c’est hors-sujet.

    « Cette attaque fantôme contre le Kremlin traduit une forme d’emballement du pouvoir russe comme s’il sentait le précipice se rapprocher, inexorablement. La chute de ces drones préfigure peut-être celle du pouvoir qui l’a organisée… »

    Faut pas vendre la peau de l’ours, nan faut pas la vendre! Quand on voit certaines mentalités populaires se dessiner aux entournures des conflits, ainsi que l’obligation du tsar de jouer le temps long depuis mi-2022, son calcul répond peut-être plus à un besoin d’équilibrer les griefs pour influencer, se victimiser pour la propagande, qu’à un précipice que les dirigeants russes n’ont jamais croisé depuis octobre rouge (sauf Gorbatchev très mal vu pour l’occasion). Avis perso réfutable : le Kremlin ne s’emballe pas, il déroule sa pelote d’attaques sous faux drapeau pour en emballer d’autres.

    Prigojine emballe aussi, à sa façon, du côté de Bakhmout. En faisant abstraction des querelles de clochers en interne, on peut croire que le son et lumière à Moscou sert de campagne de recrutement avant le grand bal de la contre-offensive ukrainienne. L’armée russe à besoin de masse rapidement et ils connaissent le vieux dicton paysan qui dit « tempête en mai, t’en ch… en juin ». Si l’armée russe rechigne à fournir Wagner en munitions et appuis-feu, ils pourraient éventuellement privilégier la logistique pour effectifs en cours de recrutement. L’attaque sous faux drapeau est simultanée à des procès de protestataires, à une com de motards juste avant des célébrations très attendues pour influencer. J’en conclue naïvement que l’emballement du pouvoir russe pourrait être moins flagrant que l’emballage en cours de la jeunesse.

    Désolé pour ce long commentaire et merci pour votre analyse objective qui aide à voir plus clair. Les prochaines semaines vont, comme vous dites, fixer beaucoup de choses dans cette invasion stupide et barbare.

    Aimé par 1 personne

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