Après le Rwanda, il est temps de faire la lumière sur la politique de la France en Bosnie et dans les Balkans

La courageuse décision du président Emmanuel Macron de nommer une commission d’historiens pour faire la lumière sur la politique de la France au Rwanda, a permis d’en finir avec ce Tchernobyl des interventions décidées par l’Elysée, d’un François Mitterrand malade et mal entouré. 

En reconnaissant enfin ce « désastre français » et la « responsabilité accablante » de l’Elysée dans cette politique délirante qui a conduit à protéger et soutenir les génocidaires du Rwanda, – sans que les Français le sachent –, cette démarche a mis fin à 27 années d’amnésie et de déni. 

Lire aussi : 27 mai 2021, le discours historique du président Macron au Rwanda met fin à 27 années de déni sur ce désastre français, et aux thèses putrides des négationnistes

Le Rwanda n’a pas réclamé d’indemnisation mais s’est sentie libérée que la France reconnaisse son erreur. Le « pays des milles collines » se concentre désormais sur son actif développement, après avoir reconstruit une société au sein de laquelle il a fallu faire cohabiter les bourreaux avec les rescapés de ce génocide, qui n’aurait jamais dû avoir lieu. 


Le génocide contre les Tutsi au Rwanda, c’était en 1994. 

L’année suivante, en 1995, les milices serbes, que la même équipe dirigeante de l’Elysée avait décidé être les « alliées de la France », ont pu massacrer toute la population mâle de Srebrenica en quelques jours. 

Un massacre qualifié de génocide par le Tribunal pénal international, un massacre d’autant plus insupportable qu’il a été commis dans une « enclave » que l’ONU, – la communauté internationale –, s’était engagée à protéger. Un massacre qui marquait le paroxysme de cette guerre des Balkans, qu’une politique incompréhensible d’intervention avait prolongée durant des années. 

Symbole de cette guerre qui aurait dû être évitée, le siège de Sarajevo pendant quatre années, la souffrance de la capitale de la Bosnie assiégée par les Serbes, que l’intervention de l’ONU ne stoppa jamais… La France y joua un rôle clef, verrouillant notamment les postes militaires de cette opération et brillant par son ambiguïté, en affichant sa neutralité mais en protégeant de fait les agresseurs serbes de ce siège odieux et meurtrier. 

Cette politique désastreuse de la France des années Mitterrand, mais aussi de la cohabitation, aurait pu cesser avec l’élection de Jacques Chirac en mai 1995. Le nouveau président essaya de sortir de cette impasse, mais la situation en Bosnie était-elle tellement compromise par la politique de son prédécesseur qu’il renonça à intervenir ?

Alors qui permit aux milices serbes conduites par le général Mladic de martyriser et de tuer en toute impunité ? Au nom de quel dessein politique ces massacreurs reçurent la garantie qu’ils n’auraient pas à craindre de réactions des forces de l’ONU, et en particulier de frappes aériennes qui les surclassaient sans l’ombre d’un doute ?

Lire aussi : Srebrenica : avons-nous fermé les yeux sur un génocide pour préparer des accords de paix ? 

Cette guerre des Balkans fut un désastre pour l’Europe, et sa compréhension seule permettrait d’en finir avec une situation qui est loin d’être réglée. La démarche qui réussit pour l’affaire du Rwanda est sans doute la plus adaptée : créer une commission d’historiens et de chercheurs pour éclairer la société française sur les décisions qui ont été prises et sur leurs conséquences. Puis obtenir du chef de l’Etat qu’il marque, d’un discours puissant, ce que la France reconnaît de sa responsabilité et ce qui n’est pas de son fait. 

Le président Macron l’a remarquablement fait à Kigali le 27 mai 2021, souhaitons que notre futur(e) président(e) de la République se rendra dans l’avenir à Sarajevo, pour marquer l’histoire et notre sens des responsabilités.

Ce serait aussi, après le Rwanda, une nécessité pour repenser le fonctionnement de notre démocratie et s’assurer que de telles erreurs ne puissent se reproduire, dans le dos des Français qui n’apprécient pas que leurs forces armées puissent être utilisées à mauvais escient. 

Il est probable que les décisions qui ont amené à la prolongation du siège de Sarajevo et au massacre de Srebrenica ne soient pas le fait uniquement de la politique de la France, mais comprendre son rôle qui fut déterminant en Bosnie, c’est reprendre le contrôle de notre histoire et de nos institutions. 


Je reproduis et je salue donc cette importante tribune, publiée le 17 novembre 2021, par un collectif de personnalités universitaires, politiques et civiles.


Pour une commission d’enquête historienne sur les guerres en ex-Yougoslavie

[Tribune publiée par Libé le 17 novembre 2021 par un collectif de personnalités universitaires, politiques et civiles]

Alors que l’Europe commémore, ce jeudi, le 30e anniversaire de la chute de Vukovar, un collectif demande au président de la République d’instaurer une commission de recherche sur les archives françaises, à l’image de celle qui a permis de rompre avec le déni au sujet du génocide des Tutsis. 

Une survivante du massacre se recueille sur les tombes de ses fils qui firent partie des quelque 8 000 morts de la tuerie de masse à Srebenica, en 1995, qualifiée de génocide par la Cour de justice internationale. (Elvis Bakukcic/AFP)

Vingt-sept ans après le génocide des Tutsis, le président de la République a décidé l’instauration d’une commission d’enquête historienne sur le rôle de la France dans cette tragédie, laquelle a rendu un rapport détaillé reconnaissant un certain nombre de fautes de la part des gouvernants d’alors, tout en les exonérant d’autres responsabilités.

Cette initiative a eu le mérite de rompre avec une longue tradition d’amnésie et de déni, dont on a pu mesurer les ravages à propos de la guerre d’Algérie, tant dans l’établissement d’une histoire nationale objective que dans l’image de la France et dans ses relations avec les pays étrangers.

Elle a eu aussi le mérite de confier le travail de recherche à des historien·ne·s, habilité·e·s à le mener avec toute l’impartialité requise, à la fois par leur compétence scientifique et par leur capacité à travailler avec du recul, sans être prisonnier·e·s de considérations politiques.

Il y a bien eu un projet concerté d’extermination

Une telle avancée ne saurait cependant suffire. Au début des années 90, la France ne s’est pas seulement engagée au Rwanda. Elle l’a été aussi dans les Balkans, qui ont été ravagés par la guerre entre 1991 et 1995 après l’éclatement de l’ex-Yougoslavie. Et elle a payé un lourd tribut à cet engagement puisque, parmi les puissances étrangères à cette région, c’est son contingent qui a été le plus durement affecté.

Il existe, certes, des différences entre les deux situations : ainsi, les guerres en ex-Yougoslavie eurent lieu au cœur d’une Europe en train de se construire sur le socle des droits humains, et il semblait inimaginable, au moment de la signature du traité de Maastricht (1992), que des crimes de masse d’une telle ampleur y soient commis après ceux de la Seconde Guerre mondiale. D’où une difficulté à mettre un nom sur des violences pourtant qualifiées par les juridictions internationales de «crimes contre l’humanité» et de «génocide».

D’autre part, le nombre des victimes est sensiblement différent (entre 800 000 et un million au Rwanda, autour de 200 000 pour toute l’ex-Yougoslavie, auxquelles il faut ajouter plusieurs millions de personnes déplacées et réfugiées). Mais la qualification de crime contre l’humanité ou de génocide n’est pas déterminée par des considérations quantitatives, et il y a bien eu, dans les deux cas, un projet concerté d’extermination d’une partie de la population au nom de critères «ethniques».

Il existe bien d’autres points communs entre les deux engagements. C’est d’abord la même équipe de gouvernants – à commencer par le président de la République, François Mitterrand – qui dirigeait à l’époque la politique étrangère de la France, et réfléchir sur cette politique, qui formait un tout, ne peut se faire avec sérieux en oubliant l’un des engagements militaires majeurs auxquels elle a conduit.

Par ailleurs, et sans préjuger des conclusions des enquêtes à venir, la politique menée en ex-Yougoslavie, par l’inefficacité des opérations du maintien de la paix, par l’indulgence d’une partie de la hiérarchie militaire envers certains nationalistes, par les promesses non tenues aux populations civiles, n’est pas sans laisser par moments une impression identique à celle menée au Rwanda.

Avant que les témoins disparaissent

La seule manière de lever tous les doutes est d’adopter la même démarche que dans le cas du Rwanda et de confier officiellement à une mission d’historien·ne·s indépendant·e·s, en leur ouvrant un plein accès aux archives, le soin d’établir ce qui s’est passé. La France, en effet, contrairement à ses deux principaux partenaires – le Royaume-Uni et les Etats-Unis –, n’a pris aucune mesure pour ouvrir ses archives. En leur absence, une commission officieuse comme un «tribunal Russell», s’il devait être organisé par défaut, ne disposerait pas de la même légitimité.

Le moment paraît d’autant mieux choisi pour créer cette commission qu’ont pris récemment fin au tribunal international de La Haye les procédures en appel des derniers inculpés, et qu’il est temps, trente ans après les faits et avant que les témoins disparaissent, que les historien·ne·s prennent le relais des juristes.

Alors que l’Europe commémore, le 18 novembre, le 30e anniversaire de la chute de Vukovar et que la France s’apprête à prendre la présidence tournante de l’Union européenne, une initiative s’impose pour répondre aux interrogations qui demeurent sur cette guerre européenne. Aussi demandons-nous au président de la République française de prolonger le geste qu’il a eu à propos du génocide des Tutsis et d’instaurer une commission d’enquête similaire à propos de la politique étrangère de la France pendant les guerres en ex-Yougoslavie.

Signataires : Pierre Bayard, professeur à l’Université Paris 8, co-responsable de la coopération avec l’Université de Sarajevo, Rony Brauman, ancien président de MSF, Hélène Cixous, écrivaine, Daniel Cohn-Bendit, ancien député européen, Jean Cot, général d’armée-CR, ancien commandant de la Forpronu), François Crémieux, directeur de l’APHM, ancien casque bleu en Bosnie, Jean-Louis Fournel, professeur à l’Université Paris 8, co-responsable de la coopération avec l’Université de Sarajevo, Raphaël Glucksmann, député européen, Ivo Goldstein, membre de l’Académie de Bosnie-Herzégovine, ancien ambassadeur de Croatie en France, professeur à l’Université de Zagreb, Florence Hartmann, ancienne porte-parole du Tribunal pénal international de la Haye, Joël Hubrecht, membre du comité de rédaction d’Esprit, membre de l’Institut des Hautes Études sur la Justice, Olivier Mongin, ancien directeur d’Esprit, Edgard Morin, sociologue et philosophe, Véronique Nahoum-Grappe, anthropologue, EHESS, comité Vukovar-Sarajevo, Wolfgang Petritsch, ancien Haut représentant de l’UE en Bosnie-Herzégovine, Nanou Rousseau, présidente d’honneur de Mères pour la paix, Danis Tanovic, cinéaste, auteur de No Man’s Land.

5 commentaires sur “Après le Rwanda, il est temps de faire la lumière sur la politique de la France en Bosnie et dans les Balkans

  1. En Europe aussi, le vernis se craque vite en cas de conflit, les Balkans l’ont prouvé:
    https://www.lemonde.fr/idees/article/2021/04/08/en-1994-les-crimes-de-purification-ethnique-en-bosnie-etaient-plus-insupportables-a-envisager-pour-les-elites-francaises-que-ceux-commis-au-rwanda_6075968_3232.html

    Rien n’est réglé depuis les accords de Dayton, les enjeux énergétiques se croisant avec d’autres enjeux de puissance pour favoriser une nouvelle flambée.

    Le Kosovo est une braise toujours entretenue, avec une aide militaire très importante de Washington pour faire pièce à l’influence russe et de plus en plus chinoise.
    https://mobile.agoravox.fr/tribune-libre/article/geopolitique-yemen-syrie-kosovo-215148

    Les derniers papiers, élaboré ps à Paris comme à Berlin, sur la fin de la Bosnie-Herzégovine n’ont pas plu aux intéressés.

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