De la culture du silence (ép 1) Raconter la réalité, c’est trahir ?

la culture du silence

« Une opération s’arrête dans le temps, mais pour ceux qui y ont participé, elle n’a pas de fin. Loin de s’effacer, les questions se multiplient tandis que la vie continue. »

Je ne connais aucun métier plus difficile que celui des armes, mais c’est aussi celui où j’ai appris à cacher la réalité en laissant raconter des fables sans rapport avec les faits, pour nous exonérer de nos échecs comme de nos responsabilités, et éviter surtout que les décisions prises puissent déranger, voire interroger.
Récemment encore, un officier général a tenu à me rappeler que « la guerre était une succession de saloperies, les militaires étaient payés pour les faire et pour se taire. Raconter la réalité, c’était trahir et mériter deux balles dans la tête », jugea-t-il nécessaire d’ajouter.

Pourtant je disposais d’une grande liberté de parole lorsque j’étais dans l’armée, je ne me souviens pas qu’une seule fois un militaire m’ait demandé de me taire… dans nos cercles fermés.

Ce qui est proscrit en réalité, c’est de s’exprimer publiquement et plus encore, d’écrire. Bien peu de militaires écrivent donc en France, et leurs rares publications servent plus souvent à se justifier qu’à raconter la réalité, avec ses erreurs et ses incertitudes, avec ces drames et ces incompréhensions.
Cette culture du silence n’est pas l’usage dans d’autres armées. En Grande-Bretagne par exemple, où très peu d’officiers font une carrière longue, la tradition démocratique veut qu’une fois passée la nécessaire obligation du secret opérationnel, chacun peut prendre la plume pour témoigner de ce qu’il a fait. Ainsi sont racontés les faits, peu discutables en soi, seule leur interprétation est l’objet de débats, notamment par des historiens qui disposent dès lors d’une matière riche et vivante. Et la société britannique se tient très au fait de ses engagements militaires, qui font l’objet de discussions informées et approfondies.

Rwanda, la fin du silence ?

Officier d’artillerie, spécialisé dans le guidage des frappes aériennes au sein de la Force d’Action Rapide, j’ai participé à l’opération Turquoise, l’intervention militaire décidée par l’Elysée pendant le génocide des Tutsis au Rwanda en 1994.

Événement tragique, le dernier génocide du 20º siècle, au cours duquel nous avons réussi à intervenir sans jamais nous en prendre aux génocidaires, mais en les protégeant de fait…
Pendant mes années de service actif au sein des forces armées, j’ai été obligé de ne pas témoigner publiquement du fait de l’obligation de réserve, qui m’a été rappelée à plusieurs reprises, en particulier lorsque j’ai souhaité être auditionné par la Mission d’information parlementaire sur le Rwanda en 1998. 
Je me suis inquiété que le secret professionnel puisse être ainsi opposé à des parlementaires, mais ces derniers avaient eux-mêmes renoncé à leurs pouvoirs d’enquête en formant une simple mission d’information, aux conclusions maîtrisées d’avance. A la nature des premières auditions, j’ai compris qu’il ne s’agissait en aucun cas de « découvrir la réalité », tout au plus d’habiller des événements pour mettre fin à une polémique, initiée par Patrick de Saint-Exupéry qui interrogeait dans Le Figaro sur le rôle de la France au Rwanda.

Une obligation de réserve pour camoufler les faits

En 2005, j’ai quitté volontairement l’armée, non pour polémiquer mais pour entreprendre une carrière dans le monde des entreprises, après vingt années très intéressantes, difficiles aussi, au service de la défense. Tandis que j’amorçais une nouvelle vie professionnelle dans un grand groupe industriel français, j’ai essayé de parler du Rwanda à des journalistes qui n’ont pas jugé opportun d’ouvrir ce débat. Et j’ai commencé à écrire. 

Lors de la vingtième commémoration du génocide en 2014, j’ai été rappelé à l’ordre par Paul Quilès, l’ancien président de la Mission d’information parlementaire, « pour ne pas troubler la vision qu’ont les Français du rôle que nous avons joué au Rwanda ». 
N’étant juridiquement plus soumis à l’obligation de réserve et peu enclin à subir la volonté des uns ou des autres, j’ai décidé de témoigner publiquement des faits auxquels j’avais participé, parce qu’ils avaient été camouflés pendant vingt années sous une opération humanitaire tellement douteuse, que les archives en étaient soigneusement bouclées.

Dans mon esprit, je laissais à chacun le soin de se faire sa propre opinion et de juger du bien fondé de l’intervention dans ce drame, à condition de pouvoir en connaître les faits. Qui peut témoigner d’une opération militaire mieux que ceux qui y ont participé ?
D’un côté le général qui commandait l’opération et un lieutenant-colonel qui dirigeait un détachement au Rwanda avaient publié des récits que le SIRPA n’aurait pas pu améliorer. Leur « témoignage » ressemblait plus à ce qu’ils auraient aimé que soit cette opération, qu’à une relation authentique d’évènements tragiques. 
Leurs ouvrages avaient en commun de servir principalement à se justifier et présentaient donc un intérêt réduit, en particulier pour ceux qui souhaitaient savoir ce qu’il s’est passé, en laissant de côté les belles intentions et cette délicieuse habitude de ne pas déranger, quand les armes sont rangées.

Raconter ce qu’il s’est passé en réalité 

De l’autre côté, il n’existait que trois récits qui introduisaient un peu de réalisme dans cette épouvantable affaire. Le témoignage d’un sous-officier d’élite du GIGN, Thierry Prungnaud, qui racontait comment il avait compris dans les collines de Bisesero que nous ne pouvions pas afficher vouloir protéger des rescapés du génocide, et les laisser se faire massacrer par ceux-là mêmes que nous étions obsédés de soutenir.

Le deuxième témoignage, rarement cité et pourtant fort intéressant, était celui d’un ancien commandant d’un régiment des forces spéciales, Didier Tauzin. Il affichait ouvertement son soutien jusqu’au-boutiste à nos alliés d’alors et son regret de ne pas avoir pu défoncer leurs ennemis, quand bien même les premiers conduisaient l’extermination des Tutsi. A défaut d’avoir saisi le tragique de cette situation, il avait le mérite de ne pas cacher les faits.

Enfin, j’ai personnellement témoigné du soutien que nous avions apporté, avant, pendant et même après le génocide, à ceux qui l’avaient préparé, organisé et conduit. De nombreuses interviews et surtout un récit complet publié aux Belles Lettres en 2018, car seuls les écrits restent et rendent vaines les menaces, Rwanda, la fin du silence.

Mon témoignage n’apportait qu’une vision subjective et partielle, mais combien incompatible avec l’histoire officielle élaborée par les décideurs de l’époque, qui ne voulaient surtout pas assumer le poids de leurs responsabilités dans ce qui allait être reconnu comme un désastre. 
Ces derniers ont essayé de transformer le débat en polémique, en nous insultant plutôt qu’en apportant des réponses aux questions que nous posions, des questions qui étaient pour l’essentiel du ressort du pouvoir politique.

Loin de respecter nos paroles, ces « responsables » ont cherché à empêcher le débat pour que la société ne s’en empare pas, ils en restaient à cette logique de la « grande muette » qui les protégeait, tandis que mes compagnons d’armes s’enfermaient dans leur silence…

5 commentaires sur “De la culture du silence (ép 1) Raconter la réalité, c’est trahir ?

  1. Merci à ANCEL et PRUNGNAUD, dignes successeurs de BEAUMANOIR, du GUESCLIN, BAYARD, d’ASSAS, Tom MOREL, d’ESTIENNE d’ORVES, MARIN la MESLEE, CLOSTERMANN, Max GUEDJ, et à Jacques MOREL dont les 1501 pages hyper-denses permettent d’éclairer tout citoyen français ayant la volonté de savoir et de ne pas être complice.

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  2. Merci Guillaume Ancel de témoigner. En tant que citoyen français, je souhaite savoir ce qu’on fait les politiques et les militaires au nom de la France.
    24 ans plus tard il est temps de savoir, et s’il y a lieu. Il est bien plus que temps de s’excuser, au nom de la France.

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