Après les nombreux témoignages qui ont salué la mémoire de Paul Quilès, disparu le 24 septembre 2021, je souhaiterais apporter ma contribution qui malheureusement ne sera pas seulement élogieuse.
Un ancien ministre reconnu pour son sérieux et sa connaissance des dossiers, un homme clef du Parti socialiste et plus particulièrement de l’entourage de François Mitterrand, Paul Quilès a aussi essayé d’enterrer l’affaire du Rwanda pour protéger l’ancien président et le parti qu’il « défendait ».

Rappelons d’abord que Paul Quilès n’a pas joué de rôle direct pendant le génocide contre les Tutsi au Rwanda, puisqu’en 1994 le président Mitterrand était en régime de cohabitation avec un gouvernement de droite mené par Edouard Balladur, et qu’il n’était donc pas « aux affaires ».
Son rôle, – important –, dans l’affaire commence en 1998 quand il préside la Mission d’information parlementaire chargée de faire la lumière sur l’intervention de la France au Rwanda, tandis qu’un grand reporter du Figaro, Patrick de Saint-Exupéry, dévoilait dans une série d’articles l’incohérence de l’opération Turquoise présentée jusqu’alors comme une intervention humanitaire.
L’affaire du soutien apporté aux génocidaires du Rwanda fait d’autant plus de bruit que Saint-Exupéry, comme son journal, n’est pas vraiment suspect d’anti-militarisme et que sa plume brillante dénonce une histoire dont le « souvenir » de François Mitterrand, décédé en janvier 1996, se serait volontiers passé.
Pour reprendre les mots de la commission Duclert et du président Emmanuel Macron dans son discours de Kigali, ce fut un « désastre français » dont la responsabilité de l’Elysée était « accablante ». Mais en 1998, il n’était pas question de le reconnaître et Paul Quilès se chargea d’une tâche assez stupéfiante, aussi sordide que profondément anti-démocratique, une mission semblable à celle des fossoyeurs de Tchernobyl : couler une chape de béton sur l’affaire du Rwanda et l’enterrer sans autre forme de procès.
Une mission d’information semblable à celle des fossoyeurs de Tchernobyl
Cette mission d’information, qui refusa dès sa création d’avoir la responsabilité d’une mission d’enquête parlementaire et un pouvoir d’investigation, auditionna ou plutôt écouta de très nombreux témoignages des acteurs de cette affaire, pour beaucoup en huis clos, et arriva à une conclusion tout à fait étonnante : rien ne devait être reproché à cette politique (désastreuse) et aucune responsabilité (accablante) ne devait être mise en cause.
Ouf ! Quel soulagement pour l’entourage de François Mitterrand et tout particulièrement pour son ancien secrétaire général, Hubert Védrine, qui d’un côté se vante d’avoir été au cœur du pouvoir et de l’autre de n’avoir aucune responsabilité dans ce désastre qu’il qualifie encore de « politique humanitaire ».
Évidemment, si l’attention s’était portée sur l’intervention de Michel Rocard, qui avait osé poser les questions pertinentes sur cette intervention au Rwanda, les conclusions auraient pu être tout autres. Mais ce fut aussi l’occasion pour Paul Quilès de passer sous silence l’extraordinaire et dérangeante honnêteté intellectuelle de celui-ci.
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C’est dans ce contexte, en 1998, que je ne rencontre pas Paul Quilès, malgré mon désir de témoigner de cet engagement militaire, où nous avions soutenu de fait les génocidaires du Rwanda.
« École militaire, Paris.
1998
Un membre du cabinet du ministre de la Défense vient me rappeler à mes obligations de réserve. C’est une femme que j’ai rencontrée à Lyon et dont j’apprécie l’expression subtile mais claire. Elle sait que je souhaite être entendu par la mission d’information parlementaire sur le Rwanda, qui vient de se constituer en France sous la présidence de Paul Quilès. Cette mission a été décidée en réaction aux articles de Patrick de Saint-Exupéry dans Le Figaro, afin d’examiner la politique de la France au Rwanda de 1990 à 1994, mais sans disposer des pouvoirs d’une commission d’enquête.
J’explique à mon interlocutrice que mon intention est seulement de raconter ce que j’ai fait et vu en tant que capitaine dans une unité de combat pendant l’opération Turquoise, pour que les parlementaires puissent juger de ce qui s’est passé sur le terrain, en toute connaissance de cause. Mais sa réponse est sans ambiguïté,
– Tu n’as pas bien compris, Guillaume. Ce n’est pas toi qui décides d’être entendu par la MIP[1], cela ne peut se faire que sur décision du ministre et, s’il le voulait, ce serait encore lui qui fixerait ce que tu dois dire aux parlementaires.
Ma volonté d’expression se heurte au devoir de réserve imposé par le statut général des militaires. Je ne ressens pas de colère parce que cet émissaire ne m’offense pas, ni ne cherche à m’obliger, elle me dit simplement le choix qui s’offre à moi : si je veux témoigner, je dois quitter l’armée. Elle rajoute que je suis bien naïf de penser que la MIP a pour objet d’informer les Français sur la réalité de notre engagement dans ce conflit.
À ce moment-là, j’estime avoir une vision trop confuse du sujet pour abandonner une carrière des armes aussi difficile qu’intéressante et je fais le choix de mettre mon mouchoir au fond de ma poche.
Je lis avec attention les premiers reportages sur les travaux de cette mission d’information parlementaire. Je suis profondément choqué par la relation que font les journalistes de l’audition de Jean-Christophe Mitterrand, le fils du président de la République que les dirigeants africains appellent « Papa m’a dit ».
Je sais simplement qu’il a été très présent, voire pesant, dans la relation de la France avec le Rwanda, notamment du fait de ses liens et de ses affaires avec le fils du président Habyarimana. Il me semble qu’il constitue un témoin important des auditions de la MIP. Pourtant, dans l’esprit, cela laisse quelque chose de ce style :
– Cher Jean-Christophe, pardon de vous importuner avec nos questions et merci encore d’avoir accepté de venir devant cette mission d’information. Insistons sur le fait qu’il ne s’agit en aucun cas d’une commission d’enquête et que vous devez vous sentir libre de raconter la version qui vous arrange.
– Cela tombe bien car je n’y suis pour rien, je n’ai aucun lien avec toutes ces affaires terribles concernant le Rwanda que je connais à peine, et si d’aventure il m’était arrivé de faire quelque chose, c’était uniquement pour aider.
– Parfait, vous n’avez donc aucun lien avec cette tragédie, vos explications sont vraiment convaincantes et elles vont largement nous suffire…
Je comprends par la même occasion que mon témoignage devant cette mission d’information aurait été vain. Et je me désintéresse de ce semblant de débat.
J’ai le sentiment que mon pays ne veut pas savoir ce qui s’est passé. »
[Extrait de Rwanda, la fin du silence. témoignage d’un officer français. Les Belles Lettres, 2018]
Etouffer la mémoire d’un génocide relève de l’ineptie
En fait, j’ai la chance d’être informé à cette époque par un diplomate suisse qui a très bien compris la manœuvre politique dirigée par Paul Quilès, réunir toutes les preuves et soigneusement les enterrer. Notons qu’il est aidé par un jeune et brillant esprit socialiste, Bernard Cazeneuve, dont certains prétendent qu’il a été choqué par tout ce qu’il a entendu avant de choisir délibérément l’enfouissement.
Il apparaît néanmoins qu’étouffer la mémoire d’un génocide relève de l’ineptie, le million de victimes et la voix des rescapés rappelant comme une litanie le rôle de la France dans le soutien apporté aux génocidaires, avant, pendant et même après le drame.
Loin d’être enterrée, la polémique enfle année après année, en particulier du fait de journalistes, de chercheurs et de témoins qui continuent à questionner et à rassembler leurs connaissances pour éclairer la société sur une responsabilité que nul ne peut esquiver.
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Et voilà que nous nous retrouvons avec Paul Quilès en 2014
« Je publie Vents sombres sur le lac Kivu en février 2014. Ce roman, qui n’avait pas d’autre but que raconter comment se déroule une opération militaire, va entraîner mon témoignage public.
Très rapidement en effet, les événements qui y sont relatés apparaissent incompatibles avec l’histoire officielle de l’opération Turquoise. Celle-ci a toujours été présentée, en France, comme une intervention humanitaire, alors que je décris pour l’essentiel le soutien jusqu’au-boutiste à un gouvernement génocidaire.
Je comprends cette incompatibilité lors d’un colloque privé organisé en mars 2014 par une fondation proche d’un grand parti politique français. Ce colloque réunit des historiens, des juristes, des hommes politiques et des diplomates pour examiner le rôle de la France dans la tragédie rwandaise, avant la vingtième commémoration du génocide des Tutsi.
Invité du fait de la publication de ce livre, je raconte à cette assemblée qui pensait bien connaître le sujet ce que j’ai fait pendant l’opération Turquoise, à mon niveau modeste mais très opérationnel. Et je vois quarante paires de mâchoires se décrocher autour de la table. Je croyais cette matière connue et depuis longtemps intégrée, je dois constater que je me trompais.
Je fais face à quelques réactions surprenantes. D’abord, mais j’espère être resté très poli, un des intervenants – plus politique qu’historien – tente de m’expliquer devant l’assemblée effarée que je n’avais pas bien compris les missions qui m’avaient été confiées et que tout cela n’était qu’un malentendu, puisque lui connaissait les ordres qui nous avaient été donnés ; comme si un ordre en opération était sujet à interprétation, qui plus est dans une unité de combat de la Légion étrangère…
Beaucoup plus subtile est la réaction du président du colloque [Paul Quilès] : « C’est une question d’interprétation des faits qui doivent être resitués dans un contexte plus global et dont vous ignorez certains aspects. »
Certes, mais son changement de couleur quand j’ai parlé des missions de combat qui nous avaient été initialement confiées, du soutien apporté au gouvernement pourtant responsable du génocide et surtout de la livraison d’armes en pleine mission humanitaire, en disait long, plus long que ses propos policés et montrait sans ambiguïté les lacunes de la mission d’information parlementaire qu’il connaissait mieux que quiconque.
La discussion se tend définitivement lorsque, sûr de son autorité et de sa séniorité, le président du colloque me pointe du doigt en m’enjoignant de ne pas témoigner, « pour ne pas troubler la vision qu’ont les Français du rôle que nous avons joué au Rwanda ».
Voilà, nous y sommes, taisez-vous, laissez les Français dormir tranquilles et les responsables politiques décider de ce qu’ils doivent leur raconter… Comme tout officier un peu aguerri, j’éprouve une certaine réticence à être commandé et, en tant que citoyen français, je supporte plus mal encore de me voir expliquer ce que je dois dire. Alors, avec un malin plaisir, je lui réponds « être vraiment désolé que l’histoire officielle soit plus romancée que mon livre, car c’est cela en réalité qui pose problème ».
Son visage se crispe, le président me foudroie du regard et clôture brutalement ce colloque dont l’objectif semblait être justement de verrouiller la version officielle avant la commémoration du génocide.
Ainsi réalisé-je en 2014, vingt ans après les faits, que nous – Français – ne connaissons toujours pas le rôle que nous avons joué au Rwanda, parce que des zones d’ombre sont soigneusement entretenues et gardées, alors même que ces opérations ont été menées en notre nom. »
[Extrait de Rwanda, la fin du silence. témoignage d’un officer français. Les Belles Lettres, 2018]
Défendre la statue mitterrandienne au prix du déni
En fait, sans cette tentative de pression absurde et déplacée de Paul Quilès, qui sera suivie d’ailleurs par quelques autres, je n’aurais sans doute jamais consacré autant d’énergie et de temps à témoigner sur cette affaire. C’est clairement sa réaction qui m’a fait enfin réaliser que cette chape de béton devait être fracturée pour laisser place à « un inventaire » de cette épouvantable affaire et permettre aux Français de juger par eux-mêmes de la pertinence de ces interventions extérieures, dont aujourd’hui encore on ne peut que douter du bien-fondé.
Je souris en pensant au droit de réponse que Paul Quilès exigea du journal Le Monde, qui publiait ce récit, affirmant que tout cela s’était passé très sereinement, sans doute comme l’intervention Turquoise au Rwanda. Pourtant il se garda bien de faire exhumer l’enregistrement de ce colloque de la fondation Jean Jaurès, qui n’était pas trop à son avantage.
Défendre la statue mitterrandienne au prix du déni, penser qu’il protégeait aussi le Parti socialiste en lui évitant une remise en cause déchirante mais pourtant inévitable ? Je ne doute pas que ses motivations étaient des plus fondées, de son point de vue…
Je voudrais donc rendre un hommage appuyé à cet homme d’Etat qui m’a poussé, par sa maladresse et sa volonté irraisonnée de protéger son ami François Mitterrand, à témoigner, à coordonner et à contribuer à la révélation de ce désastre français, qui doit être connu de tous pour espérer qu’il ne puisse plus se reproduire.
Sans le vouloir, Paul Quilès aura ainsi contribué à l’émergence de la vérité qu’il avait si bien enterrée : un appareil d’Etat avait été mobilisé, les archives bouclées et les militaires tenus de se taire sur cette épouvantable affaire, qui mena au massacre d’un million de personnes en cent jours, de ces jours les plus sombres où l’humanité nous avait abandonnés.
Il aurait dû se rappeler cette citation de Jean Jaurès :
« Le courage, c’est de chercher la vérité et de la dire »
PS : En 2019, lorsque le président Emmanuel Macron confia à une commission d’historiens présidée par Vincent Duclert de reprendre cette affaire du Rwanda, le président de l’Assemblee nationale, Richard Ferrand (un autre mitterrandien) empêcha ces historiens d’accéder aux archives de la Mission d’information parlementaire.
Néanmoins les historiens trouvèrent suffisamment d’éléments dans les archives politiques, notamment de l’Elysée, pour que le président Emmanuel Macron prononce un discours historique à Kigali le 27 mai 2021 reconnaissant la « responsabilité accablante dans ce désastre français ».
Seule l’institution militaire était encore épargnée, et aucune poursuite n’a été engagée depuis contre les responsables politiques de cette époque.
[1] Mission d’information parlementaire.
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