Cet article a été traduit en anglais par Yurri Clavilier, Can the war in Ukraine get European defence out of the rut ?

« Sortir de l’ornière » n’est pas une image adaptée, parce qu’en réalité, presque 72 ans depuis le début de la construction européenne pour sortir justement d’une guerre qui avait dévasté notre continent comme nos sociétés, la défense européenne est inexistante.
Faute de débat, faute d’intérêt, faute de culture militaire et de courage politique, la défense européenne est la grande absente de nos co-constructions. Malgré des programmes au titre ronflant et des « initiatives » sans lendemain, l’Union européenne n’a pas de défense.
Alors, je ne vais pas parler de défense de l’Europe, mais plutôt de comment intéresser les opinions publiques européennes à leur défense. Parce que je suis un ancien officier et maintenant un professionnel de la communication, peut-être aussi parce que les guerres m’ont mené « aux portes de l’enfer » et que je suis convaincu qu’il ne faut pas les subir mais les conduire.
Après une première expérience au Cambodge, je suis intervenu au Rwanda où nous avions réussi à nous placer du côté des génocidaires, puis je suis parti à Sarajevo dans la guerre des Balkans et j’ai assisté impuissant aux massacres de Srebrenica. J’avais été élevé dans la culture de la Shoah et je croyais au « plus jamais ça ». Je ne peux toujours pas l’accepter.
Pour s’intéresser à la défense, il faut se sentir menacé
J’ai longtemps cherché à comprendre ce qui avait rendu possible ces génocides, probablement un mélange d’indifférence et d’inconscience. Et quand la Russie de Poutine a déclenché sa guerre contre l’Ukraine, j’ai d’abord eu le sentiment qu’enfin était arrivé le moment : le moment d’intéresser les opinions publiques qui sont la clef de toute démarche politique.
En effet, pendant trois décennies, depuis la fin de la confrontation avec le pacte de Varsovie, nous avons pensé en Europe ne plus avoir d’ennemis et nous avons désarmé silencieusement : la plupart des pays européens ont plié leurs armées ou conservé des bonsaïs, cet arbre miniature qui tient sur une étagère d’un salon en lieu et place d’une forêt… La Grande-Bretagne et la France ont fait un choix divergent, comme d’habitude mais avec la même discrétion : leurs armées se sont transformées en Corps expéditionnaire légers pour intervenir loin des yeux, permettant à quelques responsables politiques de décider seuls que cela était indispensable.
L’avantage d’avoir été discrets est de ne pas avoir de comptes à rendre sur la succession d’échecs dans ces interventions à l’étranger.
L’inconvénient bien sûr est qu’il fallait désensibiliser les opinions publiques aux affaires militaires, c’est ainsi que la France a pu participer à 32 guerres sans jamais être en guerre…
Dans toute l’Europe, les grandes absentes de ces transformations militaires ont été les opinions publiques, je vais essayer d’en donner quelques raisons.
Et je vais donc commencer par le silence des militaires. Non pas (surtout pas !) que j’appelle de mes vœux les militaires aux affaires politiques – notons au passage que c’est Napoléon Bonaparte qui a imposé aux militaires français la culture du silence pour pouvoir monopoliser cette parole –, mais cela aurait du sens que des professionnels s’expriment sur les affaires militaires et que ces dernières occupent la place nécessaire, indispensable dans notre société si nous voulons y consacrer des moyens importants, les moyens de résister.
Lire aussi : De la culture du silence. Raconter la réalité, c’est trahir ?
La guerre contre l’Ukraine, une chance pour l’Europe ?
En février 2022, lorsque Poutine déclenche sa guerre contre l’Ukraine, toute l’Europe prend peur et elle a raison d’avoir peur. Elle a réussi à construire le plus grand espace de prospérité et de démocratie, mais sans aucun système propre de sécurité. La guerre russe contre l’Ukraine est donc un choc et une rupture.
Un choc parce que nous avions inversé la réalité : nous avions décidé que nous n’étions plus concernés par la guerre comme si c’était dans ce sens que cela pouvait se jouer. Mais ce n’est pas nous qui décidons de nos ennemis… face à des empires qui naturellement deviennent oppressants.
La guerre russe contre l’Ukraine est un choc et une rupture
Une rupture, après des décennies de déni : oui, nous sommes concernés par la guerre, oui nous n’avons rien préparé, oui nous sommes et nous serons toujours menacés.
L’OTAN semblait ne plus présenter d’intérêt, mais nous réapprenons à l’occasion de cette crise que l’union fait la force, et que sans force nous ne pouvons que subir.
Alors, grâce à la guerre en Ukraine, grâce à la menace ressentie par chacun d’entre nous, nous pouvons parler de défense et débattre temporairement de ce sujet crucial…
Pour cela, nous avons besoin d’une culture militaire et je suis frappé dans tous ces débats sur l’Ukraine du peu de personnes qui en disposent encore. Notre société doit pourtant pouvoir s’emparer de ces sujets pour se les approprier, comprendre cette langue particulière pour en saisir les enjeux et les conséquences.
Comment réintégrer cette culture militaire dans nos débats de société ?
Faut-il revenir au service militaire ? Je ne crois pas nécessaire d’épuiser nos sociétés avec un dispositif qui apprenait surtout l’ennui et développait les sauf-conduits. Il serait plus approprié d’organiser des carrières courtes dans l’armée pour assurer une réelle imbrication dans la société civile plutôt que laisser se développer et s’isoler un monde militaire, tiré à part. Plus encore, il est indispensable de rompre avec cet usage désastreux qu’est la culture du silence, la « Grande muette ».
C’est pour cela que j’écris et que je communique sur ces sujets de guerre : notre société ne peut se protéger que si elle peut débattre des questions militaires. Le public est là, faut-il encore l’alimenter.
Un autre obstacle à dépasser est bien sûr l’héritage du passé, en particulier la question de la souveraineté nationale. Comment construire une défense puissante si nous n’arrivons pas à dépasser notre propre histoire ? Mais pour ce faire, n’allons pas opposer les nations à la construction européenne, rassemblons plutôt ces briques dans un dispositif qui lui donne de la force et de la puissance à un coût acceptable. C’est d’ailleurs ce que nous avons très bien réussi dans le domaine industriel, j’y reviendrai.
Un Airbus de l’armement
Une défense européenne peut reposer sur des armées nationales, voire des unités régionales à condition de partager les moyens essentiels : le mode de fonctionnement, la formation, le commandement, le renseignement et bien sûr son armement.
C’est à ce titre que nous devons éteindre les polémiques autour de la nationalité des équipements en constituant des Airbus de l’armement, plutôt que de construire un char ou un avion du futur qui seraient l’ultime manifestation de nos désaccords et prétentions nationales. La référence, le modèle est Airbus, aujourd’hui un concurrent réel et respecté de Boeing, du fait de sa taille… européenne et de son efficacité.
Alors, si nous voulons résister aux menaces qui ne cesseront de se présenter – car après la guerre de la Russie contre l’Ukraine, d’autres empires viendront nous menacer –, nous devons d’abord faire de la défense européenne un bien partagé par nos sociétés.
Et ne nous berçons pas d’illusions, la question du budget militaire de la France le montre une fois encore : aucun pays membre de l’Union n’a les moyens de constituer seul un systèmes de défense complet et cohérent, allant de la dissuasion nucléaire à la capacité d’intervenir dans une catastrophe.
Seule l’Union à la taille requise pour nous offrir une défense digne de ce nom, faut-il encore qu’elle en soit convaincue et « elle », ce sont nos opinions publiques.
Lire aussi : La guerre en Ukraine est d’abord un défi pour l’Europe
Merci beaucoup pour cette synthèse sur ce sujet !
Pour ma part, j’ajouterai une observation :
Certains posent la question de l’OTAN. A mon sens, les éléments de réponse sont les suivants :
La réalité : l’Europe appartient au monde des démocraties occidentales, face au monde des autocraties (Russie, Turquie, Afrique proche et Proche Orient..). Faute d’une défense européenne commune et crédible, c’est l’OTAN qui a fait le job depuis 1945, dont lors de la fin de la Yougoslavie (1994-1997) et aujourd’hui face à la Russie. Sans elle, l’Ukraine, les Pays Baltes, et l’Est de la Pologne (enclave de Kaliningrad) n’existeraient plus ou seraient des Etats vassaux de la Russie.
La défense européenne structurée en commun passera par une phase de coopération avec l’OTAN, c’est un fait. L’armement est actuellement dominé pour partie par les fournisseurs US, du fait de l’hétérogénéité de nos matériels et des top petits et trop nombreux fabricants nationaux (4 avionneurs en Europe..). Le regroupement des fabricants à l’image d’AIRBUS nous dégagera de cette hégémonie US.
Ainsi la défense européenne se déploiera dans le cadre de l’OTAN, incontournable dans un premier temps, puis de manière autonome une fois pleinement « unifiée », avec ses armements propres.
Nous avons perdu 70 ans depuis l’échec de la CED en 1954, dûe à l’alliance des nationalistes et communistes français, à présent, allons y !!
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Merci Guillaume pour cet article qui traite de questions de fond, de questions primordiales et complexes. Et dont en effet il faut se saisir ! Ce que ne semble pas avoir compris nos gouvernants.
Quand je vois aujourd’hui que l’Ukraine a le besoin primordial d’être armée, avant tout en munitions, et que la France vient bloquer, ou retarder une initiative européenne qui semble enfin aller dans le bon sens, 2 Mds€ d’investissements pour les seules munitions. J’ai la nausée. Parce que la France,… Monsieur Macron ?… croit qu’avec ses seuls mots elle, il a le pouvoir de changer la réalité. Parce qu’elle, il aurait tout compris, mieux que tout le monde. Et déblatère sur notre « autonomie stratégique ». Moi aussi je la veux, foutre Dieu. Mais elle ne se fera pas par un claquement de doigt, par des vœux pieux ou des incantations, de déclarations à l’emporte-pièce. Bien au contraire, le comportement de la France (comme les déclarations de Macron au nom des autres Européens, alors que personne ne l’a mandaté, au nom de la Pologne, à son retour de Chine. Avec ça ça n’est pas demain la veille que la Pologne achètera du Nexter) est tel qu’il décourage et sape la confiance en nous de nos voisins et partenaires. La France bloque cette initiative urgente parce que la France voudrait que ces munitions soient produites exclusivement par l’Europe (c’est-à-dire beaucoup par la France). Mais notre Ministre de la Défense, qui semble quelqu’un de respectable par ailleurs, annonce fièrement il y a un peu plus d’un mois que nous avons augmenté notre capacité à fournir des obus de 155 mm à l’Ukraine (pour l’artillerie de gros calibre, type Caesar) en parvenant à passer de 1000 obus à 2000 par mois. Quand on sait que lorsque les affrontements faisaient rage il y a cinq ou six mois, avec une intensité beaucoup plus élevée, les Russes pouvaient tirer jusqu’à plus de 30 000 obus PAR JOUR ! L’Ukraine moins, faute de moyens, 10 000 ou plus, mais par jour ! ! Pas par mois ! Et l’intensité va repartir de plus belle sous peu avec la/les contre-offensives ukrainiennes, du moins il le faudrait côté ukrainien. L’Ukraine va avoir besoin de pouvoir fournir un effort plus conséquent au niveau de l’artillerie, et tenir suffisamment dans la durée. Bien sûr ces ratios/jour que j’évoquais ne concernent pas tous des obus de 155 mm. Mais enfin, comment va faire Monsieur Macron, comment va faire l’Europe pour fournir le million d’obus escomptés en un an avec des niveaux de production aussi faibles (quand il est aussi question de réapprovisionner nos propres stocks). Avec les petits bras de Monsieur Macron ! ! Ça me dégoûte ! Quand l’Ukraine va lancer sa contre-offensive j’ai l’impression que nos gouvernants observent de savoir comment ça va se passer, de savoir dans quel sens va souffler le vent, pour agir en conséquence, c’est-à-dire suivre le mouvement, subir, en se donnant ensuite des airs de caïd. Mais c’est maintenant que l’Ukraine a besoin d’armes et de munitions ! Ne soyons pas spectateurs, mes acteurs nom de Dieu !
Toutes ces tergiversations de nos gouvernants, alors que l’opinion publique conserve son soutien ferme à l’Ukraine et à l’armement que nous devons lui fournir…
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C’est assez discutable de présenter Airbus comme une entreprise « européenne ». Selon les critères adoptés, on peut concevoir l’assise géographique d’Airbus de deux manières :
* en référence au coeur de production d’Airbus (les principales usines et centres de R&D), il s’agit une co-entreprise répartie entre l’Allemagne, la France, l’Espagne et le Royaume-Uni (soit 4 pays dont 3 dans l’UE)
* en référence à l’ensemble des lieux de production ou des implantations d’Airbus, il s’agit d’une entreprise mondiale et non européenne
On pourrait envisager un troisième critère lié à l’actionnariat, avec une propriété du capital fluctuante (Airbus étant côtée en bourse) mais certainement mondiale.
Il reste qu’Airbus produit déjà des matériels militaires, et qu’il pourrait certainement en produire plus (par exemple des drones ?).
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Cher Monsieur,
Toujours un plaisir de vous lire !
Un point peut-être qui vous intéressera – mais quil faudrait creuser « avec des pincettes » : regardez juste avant la guerre la proportion des ministres de la Défense de l’UE qui étaient des femmes, et regardez maintenant. Rien de machiste, mais juste un indice de la perte de culture militaire et de l’utilisation purement symbolique de ce ministère. Avant le conflit.
Salutations,
Valéry Lucas-Leclin
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