Pourquoi faut-il voir La Voix d’Aïda, sur l’abandon de Srebrenica et la faillite des casques bleus en Bosnie ?

La société Condor diffuse La Voix d’Aïda, le film de Jasmila Žbanić primé au festival de Venise, pour raconter le combat d’une femme contre l’abandon d’une enclave protégée par l’ONU, Srebrenica.

Bande-annonce du film La Voix d’Aïda

Nous sommes en Bosnie en 1995, pendant la guerre civile qui a ravagé l’ex-Yougoslavie. Les Nations-Unies ont envoyé une mission de casques bleus pour s’interposer entre les factions, la Force de protection des Nations-Unies (FORPRONU). 

Mais le comportement de certaines nations est des plus ambiguës. La France en particulier verrouille les postes clefs de la mission militaire commandée par le général Janvier et applique une politique secrète décidée par l’Elysée, où un François Mitterrand agonisant et mal entouré multiplie les erreurs stratégiques et politiques. Après avoir soutenu les génocidaires des Tutsi au Rwanda, l’Elysée apporte son soutien aux Serbes qui sont pourtant les agresseurs dans ce conflit, tout particulièrement dans le siège de la capitale Sarajevo. 


Une politique d’intervention minée par la volonté de l’Elysée de ne pas s’en prendre à « ses alliés » serbes 

Je suis intervenu à Sarajevo en 1995 pour le dernier mandat de l’ONU, celui dont l’échec va justifier la reprise de l’intervention par les Etats-Unis de Bill Clinton. 

Je viens de rentrer du Rwanda et nous sommes repartis avec une autre unité de la Légion étrangère, le 1° régiment étranger de cavalerie, pour « tenir » l’aéroport de Sarajevo qui est aussi le verrou du siège. Chargé de guider au sol les frappes aériennes avec une équipe spéciale, un TACP, nous disposons d’une armada aérienne surpuissante, 450 avions de combat fournis par l’OTAN mais aux ordres de l’ONU…

Pendant 6 mois, avec mon équipe, nous allons guider ces avions de chasse vers les cibles que nous avons repérées et dont nous nous sommes dangereusement rapprochés. Ce sont des canons ou des mortiers qui tirent au quotidien sur Sarajevo, alors qu’un accord avait été accepté par toutes les factions pour retirer leurs armes lourdes hors d’un périmètre de « protection » de 30 km autour de la capitale. 

Mon TACP doit donc détruire avec une « frappe aérienne » toute pièce d’artillerie ou char qui transgresserait cet accord.

Guidage d’une frappe aérienne par un TACP, Sarajevo 1995


Riposter sans tirer

Mais la réalité est que chaque fois que nous repérons un canon qui tire sur la capitale, que nous l’approchons pour être à distance de guidage, que les avions de chasse s’apprêtent à détruire ces instruments de mort quotidienne pour les Sarajéviens, le commandement de l’ONU nous interdit de le faire. 

Pas UNE fois, pour laisser une chance à la négociation avec les Serbes qui tirent 300 obus par jour sur la capitale, pas DIX fois pour attendre d’être sûrs de frapper à bon escient, mais plus de CENT fois nous allons être interdits de faire ce pour quoi nous étions pourtant venus… 

En fait, nous comprenons trop tard que nous sommes pris au piège de cette politique désastreuse, que nous sommes missionnés pour empêcher les Serbes de martyriser la ville, mais que nous avons l’interdiction de le faire : nous avons l’interdiction de nous en prendre aux « alliés de la France ».

C’est une mission d’impuissance organisée qui nous emmène aux confins de la folie, la seule intervention militaire où j’ai reçu l’ordre de « riposter sans tirer », la seule opération où j’ai vu la Légion étrangère perdre pieds.


Sarajevo n’a pas été défendue, et Srebrenica livrée à la barbarie des milices serbes

Quand Isabelle Benkemoun m’a demandé d’intervenir dans un débat après la projection du film, je pensais contribuer par mon témoignage sur la difficulté de cette mission de casque bleu, sous lequel j’avais aussi opéré au Cambodge, pour un autre génocide

Je ne m’attendais pas à ce choc en regardant La Voix d’Aïda

Je vais essayer d’expliquer pourquoi. 

Srebrenica était en 1995 une enclave protégée par l’ONU dans laquelle une population bosniaque était encerclée par les forces serbes. Un détachement de casques bleus néerlandais était en charge de surveiller son intégrité. Mais tout bascule au mois de juillet. 

Les milices Serbes lancent une offensive, avec des blindés, et pénètrent par la force dans l’enclave. Elles prennent le contrôle de Srebrenica pour la « nettoyer » à leur manière. Toutes les femmes sont déportées à l’extérieur de l’enclave tandis que les hommes, des adolescents aux vieillards, sont abattus sous les yeux de l’ONU. 

La Voix d’Aida raconte à travers le combat d’une femme, qui est une simple interprète des casques bleus néerlandais, comment l’ONU a abandonné cette population bosniaque à ses bourreaux qui n’avaient pourtant jamais caché leur intention. 

Les miliciens serbes forcent la zone « protégée » de Srebrenica, Copyright Condor Distribution

En quelques jours les forces serbes, sous la direction du général Mladic, vont massacrer près de 10,000 hommes parce qu’ils étaient bosniaques. Le Tribunal pénal international pour la Yougoslavie jugera qu’il s’agit là d’un génocide, perpétré par ces tueurs ordinaires qui aujourd’hui encore vénèrent leur boucher en chef. 

Aïda, l’interprète courageuse et déterminée, est la représentation de cette humanité foulée aux pieds, massacrée par la violence des hommes et l’aveuglement, plus ou moins conscient, de certains des dirigeants de cette époque.


Aucune frappe aérienne contre les Serbes

Ce que je n’avais pas raconté dans mon témoignage sur Sarajevo et que ce film m’a renvoyé en plein cœur, est que j’avais été sollicité à l’époque pour intervenir à Srebrenica. 

Au début du drame, lorsque les milices serbes pénètrent de force dans l’enclave de Srebrenica, qui n’est qu’à une centaine de kilomètres de Sarajevo, la FORPRONU pouvait – ou plutôt devait – s’y opposer avec des frappes aériennes. 

Les chars serbes pénètrent dans Srebrenica, Copyright Condor Distribution

En effet, les forces serbes ne disposaient d’aucune protection efficace contre nos avions de chasse et elles auraient été balayées en quelques heures, comme elles le seront d’ailleurs dans les mois suivant, quand les Américains décideront enfin de les stopper. 

Mon équipe TACP était très expérimentée, et j’ai donc reçu l’ordre début juillet de nous préparer à partir pour Srebrenica afin de guider ces frappes aériennes et empêcher les milices serbes d’avancer, ou bien de les forcer à se replier. 

Mais j’ai refusé…

J’ai refusé parce que j’exigeais au préalable l’autorisation de frapper, pour ne pas exposer inutilement mon équipe comme nous venions de le faire pendant ces six mois à Sarajevo où nous n’avions jamais été autorisés à le faire… j’avais même été annoncé mort en tombant dans une embuscade (serbe) sur les pentes d’Igman et je ne souhaitais pas renouveler l’expérience, se faire piéger pour une mission de gesticulation et d’affichage, pour une opération qui ne devait, en réalité, ne jamais avoir lieu. 

Le commandement de la FORPRONU s’était immédiatement rétracté, non sans me le reprocher, comme s’il savait déjà que la décision avait été prise de renoncer à protéger cette enclave de Srebrenica contre la barbarie serbe. 


Pour quelles raisons l’enclave « protégée » de Srebrenica a été abandonnée ?

Je ne sais toujours pas quelles sont les raisons d’une telle décision tandis qu’en France, Jacques Chirac venait d’être élu président et qu’il avait essayé vainement de sortir de ce bourbier immonde que son prédécesseur avait largement alimenté. 

Le président Chirac avait même exigé une première frappe contre les Serbes, mais que la FORPRONU, minée par la politique suivie depuis quatre années et verrouillée par les mêmes hommes, avait conduit à l’échec au printemps 1995 : un bombardement sans guidage sur des dépôts de munitions vides à proximité de Pale, la capitale des Serbes de Bosnie, était censé leur adresser un avertissement. 

Mais les Serbes furent informés à l’avance, par cette même FORPRONU, ils ne subirent aucun dégât et ils se retournèrent contre les postes de casques bleus qui avaient été complaisamment installés dans leurs sites militaires. 

Plusieurs centaines de mes compagnons d’infortune furent pris en otages et le président Chirac, – d’après un de ses conseillers –, renonça à intervenir dans cette situation qu’il estima alors être « pourrie jusqu’à la moelle ». Et il aurait laissé le champ libre aux autres grandes puissances pour gérer la suite de cette affaire, dans laquelle la France s’était largement compromise. 

Lire aussi : Sarajevo : le pont de Vrbnja, un arbre pour cacher la forêt

Les casques bleus furent libérés après plusieurs semaines de négociations aussi intenses que secrètes. Les milices serbes reprirent les bombardements de Sarajevo et ils se lancèrent dans ce défi à la FORPRONU, liquider l’enclave de Srebrenica censée être protégée. 


Un massacre suivi en direct par les dirigeants de l’époque

De mon côté, dégoûté et sans doute épuisé par ces six mois d’impuissance organisée, je ne suivais même plus cette actualité, qui d’ailleurs était traitée dans la plus grande confusion par les médias, faute d’informations vérifiables sur le terrain. 

Mais je fus rattrapé par la patrouille de la réalité, lorsque l’information que je ne souhaitais plus connaître me sauta au visage. Je l’ai raconté dans Vent glacial sur Sarajevo, publié aux Belles Lettres, le premier témoignage d’une série de trois récits destinés à remonter le fil de cette succession de génocides, et des interventions militaires plus ou moins appropriées qu’elles déclenchèrent. Des interventions aussi peu racontées que les opérations extérieures actuelles…

« Samedi 15 juillet 1995, Srebrenica (110 km au nord-est de Sarajevo)

Notre mission à Sarajevo a continué ces derniers jours exactement de la même manière. Nous avons observé les violations serbes de tous les accords, nous avons préparé les avions de l’OTAN à frapper des cibles qui auraient pu les dissuader d’agir ainsi et nous avons reçu les contrordres nécessaires pour que les Serbes ne soient jamais inquiétés.

J’attends désormais la fin de notre mandat, que les équipes de relève soient suffisamment à l’aise pour que nous puissions partir. J’ai renoncé à toute action utile et je m’impatiente de pouvoir rentrer en France.

Je demande à l’opérateur, que je commence à bien connaître, ce qu’il observe. Il se tourne vers moi, perplexe. Srebrenica, ce sont les photos aériennes des massacres conduits par les Serbes à proximité de la ville. Toutes les deux heures, un avion de reconnaissance de l’OTAN prend des clichés pour renseigner les dirigeants des pays membres. Il me montre les dernières prises de vues :

Ce matin nous passons au centre des opérations aériennes dans le centre de Sarajevo. Après avoir réglé quelques détails de coordination, je rentre dans la pièce hautement confidentielle où fonctionne le système de transmission des renseignements de l’OTAN. Je récupère les tirages papiers des photos aériennes commandées les jours précédents quand mon regard, malgré tout curieux, est accroché par les images sur l’écran.

Tu vois là, ce sont des tranchées en plein champ, sur cette photo ils alignent des groupes de personnes, juste devant. Et là, au passage suivant, les corps sont bien visibles au fond de la tranchée. Les Serbes ne cherchent même pas à se cacher alors qu’ils savent que nous les survolons régulièrement pour photographier.

Les Serbes agissent en pleine lumière, comme s’ils n’avaient rien à craindre. C’est une exécution de masse à laquelle nous assistons en direct, je ne peux m’empêcher de penser au Rwanda où nous avons laissé agir librement des criminels de la pire espèce… »

[Extrait de Vent glacial à Sarajevo, Les Belles Lettres, 2017]



Un génocide permis par notre renoncement ?

C’est peut-être la seule erreur historique dans la remarquable reconstitution des faits et des caractères que La Voix d’Aïda nous apporte sur le génocide de Srebrenica : les milices serbes ne se sont pas cachées de ces massacres, elles les ont commis sous nos yeux, comme si elles voulaient nous rappeler heure après heure le blanc-seing qu’elles avaient obtenu : s’emparer et nettoyer ethniquement cette enclave protégée par l’ONU.

La Voix d’Aïda, Copyright Condor Distribution

Était-ce une des contreparties à la libération des otages casques bleus de Sarajevo ? Était-ce un renoncement à une enclave qui aurait été incompatible avec la constitution de deux entités dans la future Bosnie post guerre ?

Ce qui est sûr, c’est que les dirigeants de l’époque ont reçu ces photos prises par les avions de l’OTAN. De fait, ils ont assisté quasiment en direct au massacre d’une population, contrairement à ce qu’ils affirmèrent les jours suivants, lorsque l’affaire de Srebrenica fut enfin révélée par les médias. Ils savaient, mais ils avaient décidé de ne pas agir ou renoncé à le faire. 

Pensaient-ils que les Serbes se contenteraient de déporter la population bosniaque ? Ce qui renvoie à une question cruciale : Avions-nous réellement la possibilité d’intervenir ? 

J’essaye d’apporter quelques réponses à cette question dans cet article : Pouvions-nous stopper les massacres de Srebrenica ?

Mais La Voix d’Aïda, dont la première partie montre parfaitement comment les casques bleus néerlandais comptaient sur ces frappes aériennes de la FORPRONU pour protéger l’enclave de Srebrenica (ainsi qu’eux-mêmes), nous (re)plonge dans un gouffre de perplexité et de questions oubliées : avions-nous espéré les éviter ?


Le rôle des casque bleus – Interview de Guillaume Ancel sept 2021

4 commentaires sur “Pourquoi faut-il voir La Voix d’Aïda, sur l’abandon de Srebrenica et la faillite des casques bleus en Bosnie ?

  1. Bonjour Guillaume Un petit retour sur ton témoignage sur l abandon de Srebrenica…sujet terrible qui me fera toujours parler avec mon cœur… Je ne te vois jamais faire preuve de lâcheté intellectuelle quand il s agit de témoigner sur les heures très sombres de l histoire. Bien au contraire tu ne lâches Jamais rien. écrire et dire ta vérité en être libre et autonome . Tant mieux pour la démocratie qui exige que chacun libère son intelligence J aime à penser que c est dans ces combats là que s expriment toute ta sensibilité et ta fragilité d homme . Elle servira toujours ceux qui ne peuvent plus pousser de cris et qui ont disparus dans une absence totale d humanité Cela vaut bien la peine de continuer et de rester« prisonnier » de ses blessures n est ce pas ? Je salue ton action. Je la crois très utile. Valerie

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