La guerre civile, celle que personne ne peut gagner, le conflit de tous les dangers qu’attisent pourtant certains partis

Il était difficile en 1992 de se faire une image de ce « pays du sourire » ravagé par la folie meurtrière des Khmers rouges et dévasté par vingt années de guerre civile. Le Cambodge n’était plus en réalité qu’une société démantelée.

Je gardais un souvenir très fort du film La Déchirure (Killing Fields, de Roland Joffé, 1984), mais j’ignorais que le Cambodge, entraîné contre son gré dans la guerre du Vietnam qui a ravagé la plus grande partie de la péninsule indochinoise, avait connu une guerre sans fin et des campagnes de bombardement massif ordonnées par la politique de containment américaine, leur brillante stratégie d’endiguement du communisme. Un « succès indéniable » qui permit aux Khmers rouges, d’obédience maoïste, de s’emparer du pays en 1975.

L’« Angkar » (organisation) des Khmers rouges appliqua alors une politique délirante, visant à purifier le pays de la civilisation urbaine et bourgeoise. Les villes étaient vidées de leurs habitants, envoyés en rééducation dans les campagnes. Cette politique, ajoutée à la traque systématique des anciennes élites, aux mines placées par les deux camps, à la malnutrition et aux maladies, se transforma en massacres de masse – un quart de la population disparut –, interrompus seulement en 1979 par l’invasion de leurs voisins vietnamiens.

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Les Vietnamiens, soutenus par l’URSS, installèrent au pouvoir un gouvernement qui leur était totalement dévoué et contre lequel allaient se liguer toutes les autres factions, des Khmers rouges aux partisans du roi Sihanouk, dont nos interlocuteurs décrivaient pourtant la corruption et la duplicité.
Épuisées par vingt années de guerre civile, les trois factions principales, les forces gouvernementales (dites Khmers blancs) de Hun Sen, les Sihanoukistes et les Khmers rouges, finirent par signer des accords de paix à Paris fin 1991, sous l’égide de l’ONU.

À ce stade, les responsables politiques des factions avaient signé les accords de paix, dans la capitale française, mais « leurs troupes » faisaient régner sur le terrain un chaos que personne ne maîtrisait vraiment. Avec deux décennies de conflits ininterrompus, une génération de Cambodgiens s’était installée dans la guerre et ne connaissait plus que le langage des armes.

Le pays avait implosé, il n’existait plus d’infrastructures ou de services publics, là où ils sont tellement développés dans nos sociétés que nous n’y prêtons même plus attention.

« Les bâtiments sont encore plus délabrés que la chaussée, même si quelques-uns ont conservé les traces d’un passé prospère, avec des restes d’ornementations raffinées. Pour la plupart, ils sont très abîmés, fissurés ou à moitié écroulés, recouverts de longues traînées de moisissure, et leurs abords, encombrés de gravats, n’ont plus rien des jardins qu’ils furent autrefois. »


Tout cela est de l’histoire lointaine, dans le temps et sur la surface du globe… Et dans notre société « si prospère qu’on finit par l’oublier », qui pourrait imaginer une telle destinée ?

Et pourtant j’entends régulièrement ces appels à la guerre ressurgir dans notre propre société. Parfois avec inexpérience et précipitation, comme lorsque le président Emmanuel Macron a voulu justifier de l’effort considérable à mener pour lutter contre le Covid par un désastreux « Nous sommes en guerre ».
La guerre appelle en effet des violences volontaires, des éliminations de vies et des destructions d’infrastructures pour imposer une volonté, sans rapport avec ce lent et complexe apprentissage collectif de la vie avec une pandémie.

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Le plus grand danger vient désormais des ceux (et celles) qui appellent à la guerre contre les « autres », faisant fi de notre bien le plus précieux, la paix.

Car nous vivons dans une société en paix, qui n’a jamais été aussi peu menacée. Au pire de l’affrontement Est-Ouest, nous avons craint un holocauste nucléaire auquel nous avons sans doute échappé de peu, et dont un incident périphérique, la catastrophe de Tchernobyl, a montré comment nous aurions pu faire disparaître notre propre monde.

Le terrorisme et le radicalisme musulman se sont rejoints ensuite pour nous menacer, mais ce sont clairement les musulmans qui combattent le mieux ces détournements de leur religion, à la racine. Et l’échec de notre intervention en Afghanistan nous rappelle une fois encore notre manque d’humilité dans notre volonté de régir le Monde et d’imposer nos solutions. Porter la guerre sans objectif clair et partagé est une entreprise vouée à l’échec et aux larmes.

Le réchauffement climatique est probablement la pire menace qui pese désormais sur notre société, – après la folie meurtrière des hommes –, mais elle nécessite une mobilisation plutôt qu’une « guerre », tandis que notre inertie sur le sujet pourrait, elle, générer des conflits… de survie.
Dans ce contexte, plus que jamais nous devons porter une attention critique aux discours de haine, qu’ils soient prononcés par un Eric Zemmour ou par une Marine Le Pen, car ils nous ramènent toujours à la même question : développer la haine de l’autre peut-il nous aider à vivre en paix et à répondre aux défis qui nous attendent ?

J’en ai vu la réponse au Cambodge, où un quart de la population avait disparu dans la violence, la famine et l’abandon de toute humanité. Je préfère en garder l’image de ces enfants, à qui nous souhaitions en premier lieu de vivre en paix.

Un groupe d’enfants en joie, Tbaeng Mean Chey, 1992

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