Quand la rivière ne coule pas de sens

Au Cambodge, le minage généralisé de la province empêche tout déplacement autour de Tbaeng Mean Chey, en dehors de quelques km de piste qui disparaissent dans la jungle, comme avalés.

Mes compagnons d’infortune en ont fait leur parti et attendent. Mais ils attendent quoi ?
Je ne peux m’y résoudre et je cherche à tout prix des alternatives : je réfléchis ou plutôt je gamberge, j’observe et je teste en me demandant si cela a seulement un sens.

Dans cette tentative je me plante clairement, en empruntant à pieds le cours d’une petite rivière pour contourner les chemins minés.
Et je me tromperai à de nombreuses reprises avant « d’inventer » une solution, – inouïe de simplicité et de modernité –, que vous trouverez dans la suite du récit.

En attendant cette issue, j’ai dû accepter plusieurs déceptions dans le chaos de ces expérimentations qui auraient pu venir à bout de ma détermination si je n’avais ce caractère épouvantable de vouloir aller jusqu’au bout de ce que je sais faire.
J’avais aussi la chance que plusieurs de mes compagnons, emportés par mon enthousiasme, acceptaient de me suivre sans craindre de dépenser leur énergie et leur temps. Ce sont souvent eux qui m’ont donné cette force de continuer et de ne jamais renoncer.

Récit d’une tentative qui ne coulait pas de sens…


« Il faut absolument que nous puissions bouger dans cette province, sinon nous ne ferons rien de ce pour quoi nous sommes venus. Sans compter que, s’il me faut rester dans un hamac pendant quatre mois, je vais devenir chèvre.
J’ai remarqué que les pluies très violentes provoquent des variations importantes des cours d’eau, qui emportent tout sur leur passage. Mes connaissances en minage sont suffisantes pour en déduire que ces rivières sont pratiquement impossibles à piéger et que nous pourrions nous en servir pour nous déplacer en sécurité, à pied tout du moins car très peu d’entre elles se prêtent à la navigation.

Je n’ai pas l’intention de me laisser imposer par les circonstances une forme d’inactivité et de renoncement, je n’ai pas l’intention de subir… (dessin de Jacques Defline)


Les gendarmes français se laissent convaincre les premiers et acceptent de nous accompagner, Jimmy et moi, pour tenter d’atteindre le plus proche village à l’ouest de Tbaeng Mean Chey, distant d’une dizaine de kilomètres seulement. La route permet de s’en approcher à moins de huit kilomètres et nous espérons faire le reste du chemin en empruntant à pied le lit d’une petite rivière.

Équipement de survie sur le dos, protégés dans des sacs étanches, nous laissons nos deux véhicules sur le bord de la route – qui n’est plus à cet endroit qu’une modeste piste – et nous descendons dans le cours de la rivière, en pleine jungle.

Fin de la piste qui disparaît dans la forêt, engloutie dans un océan de végétation…


L’eau n’est pas froide, mais elle charrie beaucoup de limons, ce qui la rend boueuse et opaque, nous n’en voyons jamais le fond.
Le plus souvent, le cours est assez large et la profondeur réduite, l’eau ne dépasse pas alors nos genoux, pour les plus grands d’entre nous.

Parfois le lit se resserre et nous sommes immergés jusqu’à la ceinture, tandis que les branches nous enserrent, comme si elles voulaient caresser la rivière. La progression devient plus difficile encore, sans compter ces immenses toiles que tissent d’étranges araignées de couleur rouge et noire ; nous ne les voyons jamais assez tôt, dans cette atmosphère humide et sombre. Je ne sais plus si ce sont des débris de végétation ou des chenilles qui s’accrochent à mon treillis, je les balaie nerveusement avec des revers de main trop fréquents.

Les bruits de la jungle sont noyés par celui de l’eau, mêlé au froissement de nos lourdes enjambées dans le courant. Nous ne pouvons rien entendre de ce qui approcherait. Ceci nous met sur nos gardes et nous force à rester toujours aux aguets.

Nous passons près d’une clairière, la forêt s’ouvre sur le ciel, la lumière devenant presque aveuglante tandis que le cours se resserre un peu…


C’est pourtant en sûreté que nous progressons sur cet axe nettoyé par la rivière, mais nous avançons bien trop lentement. Nous avons pris de grands bâtons pour nous aider, chacun de nos pas nécessitant d’assurer sa prise pour ne pas glisser sur le sol instable. Cependant, nous ne dépassons pas le kilomètre par heure, au lieu des quatre à cinq en moyenne, dans nos marches sur la terre ferme.
Après deux heures les pieds dans l’eau, et compte tenu du temps nécessaire pour revenir sur nos pas, je préfère décider de faire demi-tour. Nous sommes bien loin d’avoir atteint le village, à peine au tiers du chemin.

Nous arrivons aux voitures avant la tombée de la nuit, fatigués par cette marche amphibie. Daniel, un des gendarmes français, s’aperçoit qu’il a perdu les clefs de leur pick-up en tombant à de multiples reprises dans l’eau. Inutile d’espérer les retrouver.
Stéphane, qui l’accompagne et qui n’a pas l’intention d’y passer la nuit, trouve une solution à sa manière : il se saisit d’une pierre, brise une des petites fenêtres sur le côté de la voiture et ouvre la portière. Il arrache les fils sous le tableau de bord et démarre sans plus de difficultés. « On apprend tout des délinquants », lance-t-il avec un clin d’œil.

Nous rentrons trempés jusqu’aux os, un peu amers, épuisés même, et pour ma part désolé que cette solution – que j’espérais révolutionnaire – ne nous soit d’aucune utilité.
Le soir, à l’étage de notre maison délabrée, je partage ces réflexions et ma déception avec mes camarades observateurs. Ceux-ci campent sur leur fatalisme, largement étayé par leur expérience des mois précédents gaspillés à Tbaeng Mean Chey.
Dans ces conditions, il leur apparaît impossible de se déplacer dans la province, et mon échec d’aujourd’hui vient les conforter un peu plus dans leur renoncement. »

[Extrait de Un casque bleu chez les khmers rouges, Les Belles Lettres, mai 2021]


Lire aussi : Une soirée en jungle

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