Cette Mercedes rouge que j’ai voulu arrêter

Cela se passe à Phnom Penh, capitale du Cambodge, en 1992 pendant cette opération compliquée de rétablissement de la paix dont j’ai fait le récit, Un casque bleu chez les khmers rouges, publié aux Belles Lettres.
Je suis revenu à Phnom Penh passer deux jours pour récupérer du matériel dans les stocks de l’ONU et pour échanger avec mes petits camarades, en particulier Jean-Marc parti en poste à Battambang, tandis que je suis désormais sur la côte à Kampot dans une équipe de quatre observateurs internationaux que j’organise avec énergie.

L’ambiance est nerveuse ici, d’autant que la capitale est devenue fébrile par l’afflux soudain et massif de cette mission de casques bleus : des hommes et des femmes venus du monde entier, des voitures par centaines et des dollars comme s’ils en pleuvaient. Les véhicules blancs siglées UN sillonnent désormais la ville qui n’en avait guère vu passer ces dernières années, où la guerre civile avait fini de ruiner cette société démembrée par la folie des khmers rouges et la violence des hommes quand ils perdent toute notion d’humanité.

J’ai retrouvé Jean-Marc, un capitaine du génie, avec qui nous avons écumé les marchés de la ville pour récupérer quelques cartes des régions où nous sommes affectés et qui ne sont plus répertoriées depuis le travail des géographes français des années 50. Nous revenons avec notre précieux butin à la maison d’hôte qui nous héberge, à l’abri des hôtels impersonnels et bondés qui se sont multipliés dans la ville.
La circulation est compliquée, presqu’autant que notre mission, les rues ne sont plus équipées pour supporter le moindre flux : ni signalisation, ni sens dans quelque direction que ce soit. Un chaos ordinaire dans lequel se précipitent au milieu de nos voitures des pousse-pousse, des motos transportant plusieurs fois leur volume et d’innombrables vélos déglingués qui espèrent ne pas avoir à ralentir.
Jean-Marc conduit, car il est bien plus patient que moi, tandis que je me contente d’observer cette agitation sans mouvement, quand une puissante voiture rouge surgit sur la droite. Elle nous coupe la route, ce qui ne serait pas anormal ici si elle n’était immatriculée en France, et qui plus avec le 69 de mon département d’origine, le Rhône, la plaque emblématique des Lyonnais.
Ah le culot !

Une Mercedes volée à Lyon ?

J’ai compris depuis plusieurs mois que le Cambodge est la plaque tournante de tous les trafics, mais cette rutilante Mercedes rouge qui roule devant moi alors qu’elle a été manifestement volée en France, c’en est trop. Il faut que je fasse quelque chose.
Le temps d’expliquer à Jean-Marc que cette voiture ne devrait pas être là – aucun commerce international normal n’a encore repris avec le pays qui sort à peine de deux décennies de guerre civile –, je descends de notre propre véhicule (une Toyota immatriculée par l’ONU, qu’en dire de plus ?) et je me précipite à la porte de la Mercedes qui est agglutinée comme nous dans ce trafic sans déplacement.
Arrêtez-vous et sortez du véhicule ! Stop the car and get out !
Le conducteur, qui a laissé sa fenêtre ouverte, est éberlué par mon interception et stoppe immédiatement sa voiture. C’est un Cambodgien qui comprend mon injonction dans au moins une des langues que j’ai utilisées. Il sort de son véhicule avec inquiétude. Il n’a pas encore levé les mains en l’air, mais il a perçu à mon uniforme que je représente une autorité incontournable, mon ton péremptoire faisant le reste, et camouflant le fait désagréable que je ne suis pas armé, pour la première fois dans une mission militaire.

Le conducteur se tient debout face à moi, il glisse vers l’arrière de son véhicule auquel il s’est adossé, je le surveille avec la plus grande attention car il pourrait être armé. S’il est évident qu’il conduit un véhicule de contrebande, je ne sais pas quel est son niveau d’implication.
D’où vient votre voiture ? Pourquoi est-elle immatriculée en France ? Je lui demande sur un ton pressant
Elle est immatriculée en France parce que je suis français et que je suis venu avec…, me répond-il dans un français nerveux
Merde ! Je n’avais pas envisagé ce cas de figure, c’est un compatriote que je suis en train de braquer.

Mais conduite par un Lyonnais

Excusez-moi, mais comment vous avez pu venir avec votre voiture de France et pourquoi ?
Le conducteur retrouve le sourire, il comprend que je m’interroge. Il m’explique avec un calme retrouvé qu’il attendait depuis des années de pouvoir revenir au Cambodge. La signature des accords de Paris à la fin de l’année écoulée lui rendait enfin l’espoir de revenir dans son pays qu’il avait fuit avec la guerre.
Cependant il se doutait qu’il ne trouverait rien sur place pour se déplacer et il a préféré faire venir sa propre voiture par bateau jusque sur la côte avant de rejoindre la capitale du Cambodge à son volant sur les routes défoncées de son pays dévasté.
C’est avec émotion et beaucoup d’appréhension qu’il retrouvait donc Phnom Penh vingt ans après, dans sa belle Mercedes rouge.
Il me montre les papiers, carte grise et permis de conduire, avant même que je le lui demande et il ne reste plus qu’à m’expliquer de cette interception déplacée, et parfaitement illégale puisque je ne suis pas chargé de la police, seulement de faire appliquer des accords de paix. Peut-être ai-je pensé un instant que ce serait plus simple de me lancer aussi dans cette mission…

Je suis quand même médusé de discuter avec ce franco-cambodgien qui, en quelques mois, a déjà réussi à rejoindre son pays démantelé par la guerre, alors même que la paix est encore loin d’être réglée. Peut-être était-il plus impatient encore que moi ?
Je me suis excusé poliment, le conducteur a eu la gentillesse de m’assurer qu’il comprenait ma réaction et qu’il avait d’ailleurs une arme sous sa chemise tant il craignait de se faire voler sa belle voiture rouge qui attirait la convoitise dans cette société théoriquement gérée par les casques bleus.
Quant à Lyon, où il était installé, il en avait un peu l’accent, mais guère plus que moi.


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