Rapport d’expertise sur l’assassinat du président Habyarimana, le 6 avril 1994.

Etude du rapport d’expertise des juges Poux et Trevidic (janv 2012)
Je l’ai étudié avec attention puisque j’ai commencé ma carrière militaire par l’expérimentation du missile transportable Mistral pour l’armée de terre (1989-90), que je connais assez bien cette catégorie d’armes et plus encore leur utilisation. Cependant je ne dispose d’aucune information confidentielle sur ce tir et je n’ai pas assisté à la scène, ni pu examiner directement les lieux ou les pièces à conviction.

Le rapport d’expert

Cette expertise conclut que l’avion du président Habyarimana a été abattu par le tir de deux missiles portables de type SAM16 tirés de la zone du camp militaire de Kanombe.
Je peux témoigner, à la lecture des 338 pages du rapport, que cette étude est remarquable, combinant de multiples expertises et facteurs, témoignages, caractéristiques de l’avion, performances des armes utilisées, analyse des trajectoires, angles de vision et chronologie des informations acoustiques comme visuelles.
Cette expertise est très complète et permet de reconstituer l’enchaînement des faits avec une grande pertinence.


J’ai relevé une seule erreur dans les hypothèses, concernant l’impossibilité que ce soit un missile de type Mistral parce qu’il n’aurait pas été disponible à cette époque. Le Mistral avait été accepté en service opérationnel en 1990, engagé pendant la 1° du Golfe (1991) et dans mon souvenir déjà largement exporté en 1994, notamment au Qatar où je serais curieux de savoir comment ils étaient suivis… Pourquoi l’avoir mis de côté ?
Cependant la question perd de son importance dans la mesure où la suite de l’expertise montre que le missile utilisé est de type « propulsé en permanence », – les observateurs sont formels sur ce point -, ce qui exclut alors le Mistral qui est propulsé pendant moins de 2 sec et vole ensuite sur son accélération initiale.

[Le Mistral est très particulier dans sa catégorie, il n’a pas de propulseur de croisière, seulement un booster d’accélération qui l’emmène à Mach 2.4 en moins de 2 sec, le missile vole ensuite sur son inertie, ce qui le rend difficilement détectable après son accélération, y compris de nuit alors que le point rouge du propulseur d’un SAM16 ou d’un STINGER, qui a un propulseur de croisière, reste visible pendant toute la course du missile, comme décrit par les observateurs du double tir contre l’avion du président Habyarimana.] 

Puisque les sites de tir ont été bien identifiés, il aurait été intéressant de faire une recherche des éjecteurs de missile, qui sont des pièces métalliques très caractéristiques, « faciles » à chercher avec des détecteurs de métaux, car il est rare que les équipes de tir essaient seulement de les récupérer… Les éjecteurs sont une particularité des missiles portables, ils évitent au tireur d’être grillés par la flamme du propulseur, ils sont emportés loin devant le tireur et constituent un marqueur du missile utilisé.
Si l’analyse scientifique semble incontestable en l’état, elle peut être complétée par une analyse opérationnelle de mise en œuvre du missile, qui permet d’aller plus avant dans les conclusions.

Utilisation de SAM16

La forte probabilité que ce soit des missiles de type SAM16 n’apporte en réalité aucune information sur l’origine du tir. En effet en 1994 les arsenaux de SAM16 sont considérables (tous les anciens pays membres du pacte de Varsovie en étaient équipés) et de nombreux stocks étaient disponibles sur le marché international. Si certains voulaient en conclure que seul l’Ouganda en disposait dans ce conflit, rappelons simplement que la France en avait acquis depuis 1989 pour les comparer au Mistral… Plus d’une cinquantaine de pays disposait alors de cet armement.
Le fait de retrouver, plus tard, deux tubes de missile proches du lieu du tir est un non sens, sauf à vouloir « signer » l’origine du tir. Les tireurs auraient pu tout aussi bien laisser une étiquette ou une carte de visite pendant qu’ils y étaient. Cela ressemble plutôt à une mise en scène qui heureusement n’a pas pollué le travail des experts. Je note simplement que la Direction du renseignement militaire (DRM) s’était fait le relais insistant de cette découverte.

Formation des tireurs et acquisition des missiles

Qui pouvait tirer, techniquement parlant ? Les missiles portables sont relativement simples à servir, néanmoins leur utilisation en opération  requiert plusieurs conditions sine qua none :
– Les missiles doivent être en état de marche et donc parfaitement entretenus. C’est un leurre diffusé depuis la première guerre d’Afghanistan que le missile soit prêt à l’emploi à la sortie de son emballage. En réalité le système de guidage infrarouge (la tête du missile est attirée par une source de chaleur) nécessite un balayage régulier à l’argon ou à l’azote qui n’est pas à la portée de miliciens désorganisés. Il faut acquérir des exemplaires en état de marche, sans cet entretien industriel le missile est en général hors service au bout d’un an.
Donc un missile (en l’occurrence deux pour ce tir) en état de marche nécessite l’accès à des moyens industriels, dont seuls les États disposent et/ou des marchands d’armes de haut niveau, ayant accès direct aux industriels de l’armement ou aux organisations militaires d’Etat.
– L’équipe de tir doit avoir un niveau de formation confirmé. Il n’y a aucune comparaison possible entre un jeu vidéo et le tir réel d’un missile dans des conditions « opérationnelles », avec un créneau de tir réduit par le temps court d’apparition de la cible et par l’utilisation d’une pile amorçable dont la durée de vie n’excède pas la minute. Les deux combinés font que, sans entraînement sérieux, la « chance » de tirer un avion est quasi nulle. 
Un tir double de nuit, avec un délai de moins de 3 secondes entre les deux missiles pour éviter que le deuxième missile ne s’accroche sur le premier, nécessite un très haut niveau d’entraînement.
En général l’entraînement de ces équipes de tir MANPADS (missile anti aérien portable) repose sur deux éléments, l’utilisation régulière de simulateur de tir qui reproduit au plus près les conditions réelles de manipulation de l’arme et l’expérience du tir réel pour maîtriser le stress au moment fatidique.
Des équipes de tir formées étaient malheureusement disponibles en grand nombre à cette époque du fait de la chute du mur de Berlin et de la déshérence d’unités bien formées et équipées dans les anciens pays de la sphère soviétique.
A cette époque, pour une somme relativement modeste (inférieure au demi-million de dollars de l’époque), il était possible de recruter un équipage de tir complet et les missiles nécessaires pour une telle opération.

Aussi n’importe quelle faction pouvait se payer cette prestation, à condition d’échapper à la surveillance des services secrets des grands pays ou de bénéficier de leur soutien…

Préparation du tir

Cette opération a forcément était précédée d’une ou plusieurs reconnaissances, surtout pour pouvoir tirer de nuit, afin de vérifier le créneau de tir, la visibilité réelle, les alentours, les obstacles éventuels sur la trajectoire du missile…
Comme les positions de tir se situent dans le camp militaire de Kanombe, ce n’est pas la peine d’avoir fait Saint Cyr pour en déduire que l’équipe de tir avait des complicités fortes avec les autorités militaires. Ils auraient sinon pris le risque d’attirer l’attention et plus encore d’être repéré la nuit du tir, car il est très difficile de manipuler des missiles portables sans un minimum d’éclairage.
Rappelons au passage que le camp avait été commandé par le colonel Bagosora, un des cerveaux du génocide des Tutsi. 
L’équipe s’est vraisemblablement mise en place de nuit, avec un dispositif de protection autour afin d’éviter d’être croisée par des témoins. Les missiles et leurs accessoires devaient être déposés « prêts au tir » à l’arrière d’au moins deux pick up.

Dispositif d’alerte et d’identification de la cible

Comme expliqué plus haut, un tir efficace impose une bonne connaissance de l’endroit, a fortiori pour un tir de nuit, mais aussi un dispositif fiable d’alerte et d’identification de la bonne cible. Les experts montrent en effet que la fenêtre de tir est très étroite avec un missile portable, parce que :
– le missile est lourd (~ 16 kg au complet) sur l’épaule, un homme entraîné ne le supporte que quelques minutes sans risquer des crampes, donc il le dépose à ses côtés et il ne l’épaule que sur alerte. A condition d’être resté à proximité, il lui faut une quinzaine de secondes pour être en capacité de tirer réellement
– la séquence de tir est longue, évaluée à 12 sec minimum par les experts, soit de nouveau 15sec, au total une demi minute pour une fenêtre de tir estimée entre 1 et 3 minutes seulement. Cela laisse très peu de temps en réalité, compte tenu de l’incertitude qui règne en plus la nuit : est-ce le bon avion ? Et pas le C130 Hercules aperçu ou entendu dans la soirée ?
Le tir de ce missile nécessite donc un dispositif d’alerte d’arrivée de la cible. Il est trop incertain de se contenter du plan de vol théorique sauf à risquer de le louper et il est difficile de reposer sur des alerteurs éloignés car l’avion descend en altitude tardivement et est peu repérable à grande distance de la piste.

Le rapport précise qu’il n’y a pas de radar d’approche, donc qui peut donner le signal et à quel moment ? La tour de contrôle, l’équipe d’accueil de la délégation présidentielle, forcément prévenue dès la prise de contact du pilote ? Et comment préviennent-ils l’équipe de tir, par radio ou par signal lumineux en vue directe de l’aéroport ? Les téléphones portables n’existent pas encore…
Ou alors l’équipe de tir dispose d’une radio sol-air qui leur permet d’écouter le dialogue entre l’équipage de l’avion et la tour de contrôle, ce qui nécessite une parfaite connaissance de la procédure pour pouvoir la comprendre (cf dialogue dans le rapport). Dans tous les cas, il faut un lien fort avec les groupes qui attendent l’avion ou le président.

Le tir

Psychologiquement il est impossible de ne pas suivre le tir jusqu’au bout et malheureusement le succès du tir ne fait aucun doute puisque l’avion explose quasiment en vol et se crashe, ce qui est très rare avec ce type de missile où ce sont en général des dommages « indirects » qui conduisent à l’altération de la cible, rarement visible. Il s’agit ensuite de repartir discrètement, alors que le départ des missiles a irrémédiablement attiré l’attention. Laisser les tubes vides des missiles n’a aucun sens car ce sont des éléments de tir que les équipes entraînées rapportent systématiquement sauf si elles doivent s’en débarrasser pour des raisons de discrétion ou de moyens transports inadaptés (moto, à pied,…). On aurait alors dû retrouver les caisses de transport, les bouchons d’extrémité, les piles/batteries, et même des missiles supplémentaires sûrement prévus….

L’équipe de tir s’est pourtant exfiltrée sans être repérée, à moins qu’elle n’ait tranquillement attendu sur le camp militaire.
Aucun témoignage crédible n’a permis de les identifier jusqu’ici.
Il est vraisemblable que ses membres aient été effacés après leur contrat, ou qu’ils appartenaient à des organisations qui savent gérer un secret dans le temps.

Quelles conclusions possibles ?

Le tir de missiles contre l’avion du président Habyarimana a été une opération très professionnelle. Il ne peut donc pas s’agir d’un groupuscule de fanatiques hors de contrôle, mais bien d’une « partie prenante » au conflit qui a planifié, préparé et conduit ce tir de missiles, soit avec une de ses équipes entraînée à dessein, – par exemple à l’étranger -, soit en recrutant des mercenaires pour cette opération spécifique.
Compte tenu de l’attention qui était portée d’une part au Rwanda dans cette période de fortes tensions et d’autre part aux MANPADS pour éviter une action terroriste, il a fallu à la faction organisatrice de l’attentat le « parapluie » de services secrets assez puissants pour que l’opération ne soit pas bloquée ou éventée.

Du fait des facteurs techniques exposés précédemment et mis en exergue par le rapport d’expertise, il était très difficile de préparer ce genre d’opération en totale discrétion, c’est à dire avec ses propres moyens et sans que personne d’extérieur n’en soit informée. Il est donc probable qu’un service efficace comme la DGSE ait décelé des préparatifs (acquisition des missiles, préparation de l’équipe de tir, planification de l’opération) et en ait informé les plus hautes autorités de l’Etat français. La suite, ou plutôt l’absence de réaction, est du ressort d’une décision politique ou d’une négligence face à des alertes trop nombreuses.

L’origine des tirs dans la zone d’un camp militaire rwandais où stationnait notamment leur bataillon d’élite (le bataillon para-commando) laisse peu de doute sur le camp des tireurs, tandis que les flammes de départ des missiles – plus de 100 m, incroyablement visibles de nuit – ne leur auraient laissé aucune chance de s’échapper s’ils n’avaient pas été dans leur propre camp.
Il est donc plus que probable que les futurs membres du gouvernement intérimaire rwandais (GIR) et leurs sponsors aient organisé et conduit l’assassinat du président.

Ces extrémistes hutu ont ensuite pris le pouvoir et déclenché le dernier génocide du XXe siècle, sous nos yeux.

6 commentaires sur “Rapport d’expertise sur l’assassinat du président Habyarimana, le 6 avril 1994.

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