Explosions en Pologne, un accident qui n’est pas sans conséquences


Le 15 novembre, deux explosions sont rapportées en Pologne, à quelques km de la frontière de l’Ukraine. Cette dernière vient de subir une journée d’intenses bombardements par des missiles et des drones russes qui ont visé uniquement des objectifs civils, semant une fois de plus la mort et la dévastation.

Capture d’écran, BFM TV, 15 novembre 2022

Stupeur et inquiétudes

Stupeur et inquiétudes naissent immédiatement, non pas des déclarations insanes de Ségolène Royal1, mais parce que ces explosions en Pologne pourraient déclencher une riposte de l’OTAN dont elle est membre (la Pologne, pas Ségolène…). En effet, le mécanisme central de ce club de défense est que l’agression contre un de ses membres doit être considérée comme une attaque contre l’ensemble (article 5 du traité de l’Atlantique Nord).

Cependant, la réaction militaire de chaque membre n’est (heureusement) pas automatique, mais déterminée par le gouvernement de chacun, l’OTAN ne disposant pas d’armée en propre mais reposant sur les forces de ses adhérents.

L’autre point important est que l’OTAN ne peut pas s’engager dans un conflit sans que son conseil ne soit saisi et n’en discute. Il n’y a donc aucun automatisme dans son fonctionnement, les États membres et l’organisation elle-même doivent décider de leurs engagements respectifs. 

Néanmoins la stupeur est immense, même si cette guerre déclenchée par la Russie de Poutine dure depuis presque 9 mois, un sentiment d’escalade nous saisit. Sommes-nous sur le point de franchir une marche décisive ou pire encore, d’assister à l’enclenchement de l’extension du conflit alors que jusqu’ici « seuls » deux protagonistes s’affrontaient sur le terrain, l’armée d’invasion russe contre la nation ukrainienne qui cherche à lui résister ? 

La très importante aide occidentale accordée à l’Ukraine, qui ne se résume pas à la fourniture d’armes et de tenues d’hiver, est déjà remise en cause, en particulier par les soutiens directs et indirects de la Russie de Poutine, notamment les partis d’extrême-droite en Europe occidentale qui dénoncent aussitôt notre imp(r)udence à s’opposer au « maréchal » Poutine.



Prudence des Etats-Unis et de l’OTAN

Très vite cependant, les Etats-Unis et l’OTAN expriment leur prudence quant à l’interprétation de ces explosions. 

L’OTAN qui surveille étroitement cette zone de combat a tracé les attaques russes et n’a pas détecté de trajectoires qui conduiraient des projectiles vers la Pologne. Néanmoins, les drones iraniens utilisés par les Russes sont trop « petits » pour être suivis et ils pourraient être les vecteurs de ces explosions. 

Lire aussi : Ukraine : l’attaque des drones iraniens, fantasmes et réalités

Un deuxième élément déterminant, visible quasi immédiatement sur les premières images de l’explosion (probablement deux explosions entendues sur le même lieu) montrent que les dégâts concernent essentiellement une remorque de tracteur agricole, tuant malheureusement deux agriculteurs. Ils ne constituent pas vraiment une cible militaire à « haute valeur ajoutée » qui justifierait une quelconque attaque russe. 

Scène de l’explosion en Pologne le 15 novembre 2022

A ce stade, en début de soirée, j’interprète les photos disponibles comme étant probablement le fait d’un drone russe mal guidé, au vu du cratère qui fait environ 5 m de diamètre sur 2 de profondeur. Cela correspond en effet à une charge militaire de 20-40 kg, comme celle transportée par ce genre de drone. 

Compte tenu de la cible décrite plus haut, il est déjà évident qu’il ne s’agit pas d’une attaque contre la Pologne et donc contre l’OTAN, mais bien de dommages collatéraux de la guerre en Ukraine.

Vers 22h, Xavier Tytelman, redac chef d’Air&Cosmos, m’informe que son réseau de collecte d’informations a identifié dans les débris de la scène d’explosion les morceaux d’un missile S300 de fabrication russe. Ce missile, essentiellement anti-aérien, est utilisé par les deux parties prenantes, mais compte tenu de sa portée inférieure à 200 km, il apparaît que l’explosion en Pologne est le fait d’un missile tiré… par l’artillerie sol-air ukrainienne.

Entre-temps, le président ukrainien Zelensky, dont le pays a subi toute la journée les bombardements russes, accuse Poutine et appelle déjà à une riposte militaire. 

Des éléments de preuve qui démentent progressivement une attaque contre la Pologne

Au contraire, le gouvernement polonais, pourtant très investi dans le soutien à l’Ukraine et s’estimant plus que jamais menacé par la Russie, redouble de prudence et annonce… qu’il faut attendre d’avoir plus d’informations pour prendre position. 

« il ne s’agit pas d’une attaque contre la Pologne et donc contre l’OTAN, mais bien de dommages collatéraux de la guerre en Ukraine »

De mon côté, bien modeste, je comprends à ce moment-là que j’ai fait une erreur d’interprétation alors que Patrick Sauce, chroniqueur sur BFM TV, m’avait pourtant demandé s’il ne pouvait pas s’agir d’un missile anti-aérien S300 tiré par les Ukrainiens pour essayer d’intercepter un des projectiles russes. 

J’avais initialement écarté cette hypothèse parce que ce missile S300 pèse près de 2 tonnes et qu’il emporte une charge militaire de 150 kg, facteurs qui auraient causé au sol des dégâts sans comparaison avec ceux visibles sur les photos. 


Je n’avais pas considéré le cas plus compliqué où ce missile S300 explose en vol, parce qu’il est passé à proximité de sa cible, ou qu’il l’a largement dépassée et qu’un dispositif de sécurité s’enclenche pour le détruire. Dans ces deux cas, la plupart des débris retombent au sol dans un rayon de quelques km et n’occasionnent pas dégâts importants. Mais il arrive aussi, sur un missile d’une telle taille, qu’un morceau se détache et constitue à son tour un projectile qui poursuit sa course à une vitesse très importante, plusieurs fois la vitesse du son pour le S300. 

C’est donc bien un morceau de S300 qui a explosé en Pologne, vraisemblablement tiré par les Ukrainiens à l’Est de Lviv pour intercepter un missile russe s’approchant de cette ville, et qui a poursuivi sa course jusqu’à la frontière. 


Un soulagement général qui n’est pas sans révéler de nouvelles tensions 

C’est évidemment un soulagement général, du côté occidental mais aussi du côté russe, alors que la réunion des chefs d’Etat du G20 est en cours et qu’elle aurait réagi beaucoup plus durement contre la Russie si celle-ci s’était avérée à l’origine d’une nouvelle agression, après celle contre l’Ukraine. 

Il est vrai que, par ailleurs, personne ne pouvait accorder le moindre crédit aux démentis véhéments de la Russie, qui a menti systématiquement depuis le déclenchement de ce conflit. 

Une escalade empêchée 

Pour les occidentaux, c’est d’abord le soulagement de ne pas voir ce conflit changer de dimension en sortant de ses frontières géographiques. Les Etats-Unis ne sont pas les derniers à appeler à la plus grande retenue, tout comme l’OTAN qu’ils dirigent de fait et qui est parfaitement renseignée. 

Il faut noter à ce stade que le dispositif de surveillance de l’OTAN a sans doute tracé le tir du missile S300 ukrainien, mais qu’il n’a pas la capacité de suivre des morceaux de missile. Les analystes de l’OTAN ont plutôt procédé par élimination : pas de trajectoires russe dans cette direction, tandis que les explosions en Pologne se situaient bien dans la continuité d’un tir de missile S300.

Soulagement aussi des membres de l’OTAN qui ont pu constater que leur mécanisme de concertation et de consultation fonctionnait bien : pas question de se laisser embarquer dans un engrenage que plus personne ne pourrait stopper. Cet accident – car il s’agit bien d’un dommage collatéral de la guerre voisine – n’a pas provoqué d’escalade automatique, mais il a fait l’objet d’un « traitement adapté ». Il est resté à son niveau réel de gravité, c’est-à-dire peu de choses – hormis les deux morts – par rapport aux dommages provoqués au quotidien en Ukraine par les attaques russes. 

Cependant, cet « accident » a révélé des situations contradictoires qui vont probablement peser sur la suite du conflit

La peur grandissante des pays voisins

Cette peur est facile à comprendre, par la proximité de cette guerre d’une violence sans limites, où les sbires de Poutine peuvent se déchaîner contre les enfants, les familles, leurs biens. Quant aux femmes…

Comment ne pas être effrayé alors que la seule barrière est une ligne imaginaire appelée frontière ?

Nous avons sans doute sous-estimé le lien entre peur et proximité : si des Français peuvent encore s’estimer éloignés de la guerre en Ukraine, les Allemands sont manifestement bien plus concernés et les Polonais quasiment impliqués. Sans compter qu’historiquement, ils haïssent la pression que les différents empires russes ou soviétiques ont pu exercer sur eux.

Les pays frontaliers du conflit sont sous une pression grandissante, tandis qu’ils accueillent des vagues de réfugiés et qu’ils voient transiter en sens inverse les armes et les équipements qui permettent aux Ukrainiens de continuer à se battre. Ils hébergent aussi les conseillers et instructeurs militaires qui ont permis à l’armée ukrainienne de surpasser tactiquement toutes les unités russes. Ces pays réclament que les dispositifs de défense militaire soient renforcés sur leur propre sol pour les rassurer.

La guerre est palpable ici, la tension règne dans cette zone frontalière qui est aussi celle de l’OTAN. Elle rend la situation très difficile pour ces nations qui pensaient que le spectre d’une menace russe s’était éloigné lors des dernières décennies. Il n’a jamais été aussi proche qu’aujourd’hui.

Le jusqu’au-boutisme affiché du président Zelensky

Alors qu’il a remarquablement communiqué jusqu’ici, à quelques débordements prêts comme la proposition de « frappes préventives », le président de l’Ukraine n’a pas été capable de s’adapter à cette situation où ce qui pouvait être pris pour une attaque se révélait un accident. 

Les circonstances atténuantes sont nombreuses qui expliquent une forme d’aveuglement : 

Ce tir qui a abouti en Pologne n’aurait jamais eu lieu si la Russie ne leur menait pas, jour après jour, une guerre impitoyable et « déraisonnable ».

Son propre camp est à l’origine de cette explosion meurtrière en Pologne. Certes, l’état-major ukrainien ne pouvait pas tracer la queue de trajectoire de morceaux de missiles tirés pour intercepter des bombardements russes, mais il a été informé sans délai par l’OTAN et il n’aurait pas dû entretenir le doute dans l’esprit de leur président. 

Bien sûr, Zelensky a vu – trop vite – avec cet événement une opportunité de faire intervenir directement l’OTAN dans ce conflit qui ravage son pays depuis presque neuf mois maintenant, avec ses dizaines de milliers de morts et ses centaines de millards de dégâts. Il sait qu’une intervention militaire de l’OTAN, comme celle dont elle a prévenu en cas d’attaque nucléaire contre l’Ukraine, serait notamment une vague massive de bombardements (non nucléaires) par les pays occidentaux qui mettrait à genou ce qui reste de l’armée russe en Ukraine. 

Cette vague a été prévue pour être très rapide, probablement une campagne intensive qui plierait en quelques jours cette armée russe incroyablement diminuée. Comment ne pas en rêver lorsqu’on préside un pays martyrisé au quotidien par son voisin ?

Du côté occidental, la vision est inversée, la négociation pourrait même primer sur les succès militaires ukrainiens

Depuis le début de cette agression par la Russie de Poutine, l’OTAN a pris la précaution de garder ce conflit en-dessous de la ligne qui mènerait à son extension et à un emploi possible du nucléaire, où la guerre se terminerait par la destruction de nos sociétés. 

L’explosion en Pologne a ravivé cette crainte que le conflit n’escalade sans que personne ne puisse l’arrêter, dans un emballement mortifère qui n’est pas sans rappeler le phénomène de fission nucléaire. 

Avoir approché cette ligne rouge au cours de cet accident du 15 novembre fait redouter qu’un événement de ce type puisse se reproduire. Alors, revient en premier plan la volonté occidentale de chercher une solution de sortie de crise sans en attendre le paroxysme, le point le plus dangereux.

Paradoxalement, les Occidentaux se heurtent à la volonté des Ukrainiens de continuer la guerre à tout prix, jusqu’à une victoire totale, Crimée inclue. En effet, ces derniers voient leurs succès militaires se multiplier, la reprise de Kherson sans avoir eu à assiéger cette capitale régionale est une victoire cruciale et un échec militaire critique des Russes qui sont quasiment aux abois et qu’une négociation pourrait sauver de la débâcle. 

Lire aussi : 11 novembre 2022 : date de la libération de Kherson par les Ukrainiens

De fait, cette explosion accidentelle en Pologne a des conséquences sur la poursuite du conflit en Ukraine qui vont bien au-delà de sa portée immédiate. Elle révèle des contradictions initiées parfois depuis plusieurs mois, la volonté de reconquête militaire des Ukrainiens confrontée à la crainte des Occidentaux que cette guerre ne les emmène au-delà. 
Le sort de Vladimir Poutine est plus que jamais la clef de ce conflit qui nous menace.


Ségolène Royal déclare à qui veut l’entendre que tout ceci ne serait qu’invention. Peut-être ne faut-il plus l’écouter, sa cécité cognitive se conjuguant désormais à une sénilité précoce ?

7 commentaires sur “Explosions en Pologne, un accident qui n’est pas sans conséquences

  1. Mon cher Guillaume

    Merci encore pour cet article très détaillé. Cet éclairage très précis me permet de comprendre et d’aborder beaucoup mieux l’évènement produit récemment en Pologne. Nous avons au moins, l’éclairage d’un expert de terrain qui, sans fard, n’hésite pas à nous dire qu’il lui arrive aussi de se tromper. Je reconnais bien ici cette franchise qui te qualifie.
    Pour l’évènement, c’est évidemment un soulagement pour tout le monde, à commencer par la Pologne, qui se voit malgré tout témoin involontaire de cette guerre avec ses dégâts collatéraux subit par elle.
    (Concernant l’ex ambassadrice des pôles, on la laissera verser ses larmes sur l’épaule de son ignorance.)

    Une question.
    L’hiver venant et la pression économique menée sur les prix de façon intense par la Russie et la Chine par rapport à ses livraisons de gaz. Qu’elle suite sera donnée par l’Europe (et non l’Otan) par rapport à cet aspect ?
    L’Allemagne joue un jeu subtil mené par sa seule volonté de pourvoir en énergie ses usines de production. Ainsi que celles de Pologne entièrement dépendantes, en sous-traitance, des niveaux de volume produit par le grand voisin de l’Ouest.
    Les grands marchands d’armes se frottent les mains (France, USA..) mais aussi à partir de maintenant, la Turquie, la Chine, l’Iran, Corée du Nord… Autres pays émergents en termes de fabrication d’armes techniques (drones, missiles…) à des prix peut-être ? plus attractifs. Sur le terrain les tests sont « en cours d’essai » si je puis dire.
    On l’a vu récemment, la Corée du Nord s’exprime en testant régulièrement ses engins et vend des munitions à la Russie, l’Iran annonce à grand renfort de médias qu’elle dispose des moyens pour fabriquer sa bombe ? et en même temps fournit des drones à la Russie, alors que la Turquie fournit ses drones de combat à l’Ukraine.
    La Pologne, qui achète ses moyens de défense aux USA et non à l’Europe ; de même d’ailleurs que l’Allemagne, la Belgique, les Pays-Bas et j’en passe.
    L’économie de guerre en pleine effervescence, et c’est, je pense, l’économie qui fait l’Histoire.
    Ce qui m’amène à une autre question.
    Sachant que nous n’avons pas suffisamment les moyens (stocks en quantité), la France sera-t-elle amenée, par la suite, à une forme de neutralité vis-à-vis de cette guerre ?

    Je suis très content de te suivre depuis quelques temps déjà, et te transmets toutes mes chaleureuses pensées et soutien dans ton combat difficile vs Védrine et consorts.

    Bien à toi mon cher Guillaume

    Aimé par 1 personne

    1. Merci René de ce retour et de ces questions
      En écoutant le vice président de la Douma et très proche de Poutine, Piotr Tolstoi, il est évident que ces vagues de bombardement sur l’Ukraine visent aussi l’opinion publique occidentale : « nous arrêterons de martyriser les Ukrainiens si vous faites cesser leur résistance ».
      Et je ne suis pas sûr que l’Europe ne soit pas la première à faire pression sur l’Ukraine pour aller à une négociation, afin de diminuer aussi la pression sur ses propres sociétés. Cette négociation éviterait à Poutine une débâcle et ce serait bien regrettable, car il est la clef de ce conflit.
      Pour le marché de l’armement, dont tu as raison de souligner qu’il se frotte les mains, la France reconsidère sa politique de défense qui avait consisté jusqu’ici à disposer d’un corps expéditionnaire de grande qualité mais léger. Cependant, une politique puissante de sécurité nécessite de réfléchir au niveau européen, ce qui est malheureusement loin d’être encore une évidence.
      Pour ce qui est du soutien de la France à la résistance ukrainienne, il n’est pas seulement en matériel et munitions, mais beaucoup aussi en renseignement, conseil et en formation, coordonné efficacement par l’OTAN.
      Amitiés

      Aimé par 1 personne

  2. Je continue à lire avec beaucoup d’intérêt ce que vous écrivez. J’allais dire et qui est  » d’utilité publique » pour mieux comprendre des évènements d’une grande complexité et dont nous n’en avons pas toujours les clés.

    J’aime

Laisser un commentaire

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur la façon dont les données de vos commentaires sont traitées.