
Les juges en charge de l’instruction sur l’affaire Bisesero ont rendu un non-lieu après dix-sept années d’instruction, estimant qu’ils n’avaient trouvé aucune intention des militaires français impliqués de participer au génocide contre les Tutsi en 1994. Cette décision de ne pas poursuivre en justice sur une affaire aussi grave est parfaitement regrettable, mais elle était finalement assez prévisible.
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Bisesero, la déchirure
Bisesero, de vastes collines boisées dans l’ouest du Rwanda, où des milliers de Tutsi ont cru trouver refuge pour échapper au génocide conduit depuis le 7 avril 1994 par un gouvernement frappé de folie meurtrière, mais que la France avait continué à soutenir… jusqu’à la complicité ? C’est toute la question posée par ce drame qui se tient au premier acte de l’opération Turquoise, l’intervention militaire française pendant le génocide contre les Tutsi, fin juin 1994.
Le 27 juin, sur ces collines de Bisesero, quelques militaires des forces spéciales en reconnaissance découvrent des rescapés tutsi. Ils ne sont en rien l’avant-garde de l’armée du FPR – celle de Paul Kagamé redoutée par la France –, mais les survivants de massacres ignobles, répétés chaque jour. Ce sont des morts-vivants, des zombies accablés de blessures et entourés de charniers.
Pendant qu’ils leur parlent, les soldats français ont la démonstration de la réalité du génocide : arrivent des véhicules de miliciens, de gendarmes et de militaires rwandais qui patrouillent ensemble à la recherche de ces rescapés pour les achever. Ils les chassent comme du gibier, ils les poursuivent pour les effacer.
Les rescapés se cachent aussitôt, terrorisés, tandis que les forces armées du gouvernement rwandais ne craignent pas d’afficher leur occupation réelle : elles ne se battent pas contre les soldats du FPR, leur « travail » consiste d’abord à massacrer les civils tutsi, à finir leur tuerie.
La colonne passe, les soldats français sont interloqués, toute la représentation qui leur avait été soigneusement faite de l’ennemi tutsi qui s’attaquait à nos braves alliés hutus s’effondre dans cette scène d’apocalypse : les forces que nous soutenons depuis quatre années sont des massacreurs, ceux-là même que nous avons formés et armés aveuglément, sans jamais l’avoir dit publiquement aux Français. Pire encore, cette opération Turquoise, déclenchée au 75° jour du génocide qui en comptera 100, cette intervention qui s’abritait derrière un mandat humanitaire nous servait clairement à empêcher le FPR de Paul Kagamé de s’emparer du pouvoir mais surtout pas à s’en prendre aux génocidaires, que nous n’avons jamais inquiétés. Ainsi, nous étions de fait en train de soutenir, de protéger et d’appuyer ceux qui commettaient le génocide contre les Tutsi, sous nos regards effarés.
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Diego, mon camarade de l’armée de l’air qui dirige l’équipe spéciale sur cette colline de Bisesero, promet aux rescapés de revenir pour les secourir et repart vers sa base où il reçoit l’ordre… de ne pas intervenir, pire encore : il se voit interdire d’y revenir.
Ses équipiers sont ulcérés, on a beau leur répéter que notre objectif est différent, ils ne comprennent pas pourquoi nous ne venons pas à leur aide, alors que nous racontons au monde entier que notre mission est humanitaire. Ils voient bien aussi que nous avons largement les moyens de les protéger face aux soldats gouvernementaux qui n’oseraient jamais s’en prendre à aux soldats français.
Mais le commandement est intransigeant, cassant même et menaçant à l’égard de Diego : ils doivent obéir, d’autant plus que cette mission sensible est directement pilotée par l’Elysée et qu’il n’est pas question pour ces chefs de s’en soustraire, encore moins de refuser.
Mes camarades avaient déjà entendu parler des exactions commises par ceux que nous soutenions, mais elles étaient toujours contrebalancées par celles que nous imputions à leurs ennemis, les soldats du FPR que pour simplifier nous avions finalement assimilés aux Tutsi. Les Tutsi étaient ainsi devenus nos ennemis.
La grogne monte, les militaires de ces équipes spéciales venues d’horizons très différents, paras de l’armée de terre, commandos de l’air et de la marine, et même des gendarmes du GIGN, ne comprennent pas le gouffre abyssal qui sépare la situation telle qu’on la présente en briefing, de la réalité qu’ils constatent de leurs yeux sur le terrain. Ces zombies qu’ils ont aperçus sur les collines de Bisesero deviennent des fantômes, et le commandement qui refuse de le voir et de les écouter n’est plus digne de leur confiance. Il faut lui désobéir pour sortir de cette situation dramatique qui les hante désormais.
« Désobéir sans le dire »
Alors trois jours plus tard, le 30 juin, plusieurs d’entre eux comme Thierry Prungnaud (un as du GIGN) et mon camarade Olivier (un officier d’élite), choisissent de « désobéir sans le dire » : ils se perdent malencontreusement jusqu’à la zone des rescapés, en compagnie de journalistes qui n’ont pas froid aux yeux. Et ils redécouvrent ces survivants de Bisesero dont probablement les deux-tiers ont été massacrés entre-temps, alors qu’ils attendaient les secours promis par ces soldats français et que les génocidaires redoublaient d’ardeur pour les faire disparaître.
Les journalistes peuvent alerter le monde entier de leur « découverte » avec leur téléphone par satellite et ils obligent de fait le commandement français à monter d’urgence une mission de secours, au détriment des directives établies par l’Elysée. La mission française était bien évidemment de stopper le FPR, mais le commandement est contraint par cette affaire de détourner la plus grande partie de ces forces spéciales pour s’occuper des ultimes rescapés de Bisesero.
Procès d’intention ? Mauvais interprétation des décisions du commandement français ?
Je suis malheureusement un acteur de ce drame et de ces erreurs dramatiques : je me trouve en effet dans une compagnie de combat de la Légion étrangère, 150 soldats particulièrement aguerris et bien équipés, qui attendent sur l’aéroport de Bukavu d’être engagés. Nous sommes à 40 km des collines de Bisesero et à moins de 50 m du PC des forces spéciales que commande avec une nervosité extrême le colonel Rosier. Cette compagnie est plus nombreuse que toutes les équipes des forces spéciales rassemblées ici.
Sommes-nous mobilisés pour aller protéger la zone où les rescapés sont réfugiés ? Pas exactement, non…
Conformément aux ordres de l’Elysée, nous sommes engagés dans la nuit du 30 juin pour aller nous battre contre le FPR à l’Est de la forêt de Nyungwe, contre nos ennemis les Tutsi… notre mission, la mission de l’opération Turquoise pouvait ainsi continuer.
Lire aussi : 30 juin 1994 des frappes aériennes contre le FPR, 1° juillet une mission humanitaire…
Bisesero est la révélation concrète de la duplicité de notre intervention : officiellement l’opération Turquoise est neutre, elle dispose d’un mandat humanitaire pour faire stopper les massacres. Dans la réalité, elle est la continuation d’une politique délirante élaborée par l’Elysée qui consiste à appuyer jusqu’à l’insoutenable ces « alliés de la France » – en tout cas du président Mitterrand – qui commettent un génocide.
Que la justice prononce un non-lieu dans cette affaire est en tout point regrettable. Certes la commission Duclert a établi en 2021 que cette politique de l’Elysée (de l’époque) au Rwanda était un « désastre français ». Certes, le président Macron est allé à Kigali reconnaître officiellement, dans un discours historique, que la responsabilité de la France était « lourde et accablante ». Mais la suite logique de cette affaire serait de déterminer qui est responsable de ce « désastre français », que nos concitoyens ont appris avec consternation presque 30 années après.
Un désastre sans responsables ?
L’instruction sur Bisesero était une occasion judiciaire d’analyser cette déchirure entre des soldats français qui se sont comportés avec beaucoup de professionnalisme et un commandement militaire qui a obéi aveuglément à un pouvoir politique agonisant.
Mais les juges n’ont pas osé rentrer sur ce pré carré des opérations militaires, où il est tellement difficile de comprendre des décisions qui sont prises dans le brouillard de ces guerres que nous appelons en France des « interventions ».
Ces juges n’ont surtout pas osé franchir le Rubicon en auditionnant plus que les acteurs de terrain, mais bien ceux qui tiraient les fils depuis l’Elysée. Qui sont-ils, le général Quesnot à l’Elysée ? Avec le blanc-seing de l’amiral Lanxade, chef d’état-major des armées ? Quel rôle a joué le secrétaire général de l’Elysée, Hubert Védrine, qui affirme n’avoir aucun lien avec cette affaire du Rwanda, mais qui défend avec obsession le bien-fondé d’une politique pourtant qualifiée aujourd’hui de désastre français.
L’affaire de Bisesero aurait pu servir aussi de référence pour l’armée française qui continue à cultiver cette dangereuse « culture du silence ». En condamnant, même à une peine symbolique, les officiers qui ont appliqué une politique désastreuse, la justice aurait concrétisé pour l’avenir cette jurisprudence de Nuremberg qui a établi qu’un officier est responsable des ordres qu’il donne, quels que soient ceux qu’il a reçus. Une condamnation pour avoir abandonné ces rescapés à Bisesero aurait fixé pour longtemps des repères concrets aux officiers qui sont inéluctablement confrontés à ces situations de « déchirure » entre la discipline et leur humanité.
L’argument de non-intentionnalité des militaires français, qu’ont utilisé les juges pour motiver leur décision, n’est pas sans rappeler cette considération surprenante du rapport Duclert : la France n’a pas été complice parce que [l’Elysée] n’avait pas l’intention de participer au génocide. Mais en termes de responsabilité juridique, le fait d’avoir apporté une aide substantielle et volontaire à des criminels constitue par essence une « complicité ». Avoir abandonné aux génocidaires les rescapés des collines de Bisesero était une erreur tragique, probablement un crime, fallait-il encore en juger…
Maintenant que le président de la République, en s’appuyant sur la commission Duclert, a rétabli une réalité politique et historique – que seuls les Français ignoraient –, mon regret est évidemment que les responsables français de ce désastre français ne soient pas jugés. Tandis que plus de cinquante procès en diffamation ont eu lieu pour protéger « l’honneur et la réputation » de personnes qui sont impliquées dans ce désastre français, aucun de ces derniers n’a jamais été inquiété par la justice française.
Après le déni, sur le Rwanda nous risquons l’amnésie…
Prochain épisode sur les livraisons d’armes le 23 septembre
Lire aussi : Non-lieu dans l’enquête sur l’armée française au Rwanda : « On a une responsabilité accablante, mais il n’y a pas de responsable » sur France-Info
PS : vous noterez que la photo de l’AFP qui illustre cet article a servi de base pour la couverture de mon témoignage écrit, Rwanda, la fin du silence, publié en 2018 dans la collection Mémoires de guerre aux Belles Lettres.
L’indicible laisse des traces:
https://www.lefigaro.fr/international/l-armee-francaise-face-aux-blessures-invisibles-de-ses-combattants-20230404
Certains préféreraient que les militaires français se taisent à jamais.
À Paris, le procès concernant un petit marchand d’armes est presque passé inaperçu:
https://www.lemonde.fr/police-justice/article/2023/03/14/devant-le-tribunal-de-paris-la-question-sensible-des-ventes-d-armes-par-la-france-aux-extremistes-hutus-en-1994_6165480_1653578.html
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Il y a des rebondissements même judiciaires sur l’affaire du Rwanda:
https://www.mediapart.fr/journal/international/030922/genocide-des-tutsis-une-juge-cherche-la-cle-d-une-mission-secrete-dans-les-archives-de-l-elysee
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Bonjour,
Votre combat pour que soit dite la vérité mérite d’être salué ; il rend surtout à la France un honneur déchu du fait de politiques qui n’ont quant à eux pas perçu où se trouvaient le véritable intérêt et la dignité du pays qu’ils sont normalement censés représenter et défendre.
Je suis franco-belge, autant attaché à la France qu’à la Belgique. Je suis fier d’avoir du sang français coulant dans mes veines. Dans la famille de ma mère, restée à son mariage française par conviction et amour de son pays, nombreux furent ceux qui servirent pour leur pays, à commencer par mon grand-père, médecin et capitaine en 1940, qui pour s’être donné sans compter mourut d’une tuberculose en 1944.
J’avoue néanmoins, en 1994, avoir été terriblement choqué par l’attitude de la France, une attitude qu’en Belgique, nous avions très vite identifiée. L’affaire des barbouzes français qui, sous « faux drapeau », ayant revêtu des tenues de paras belges, abattirent l’avion d’Habyarimana avec des missiles sol-air n’a pas été oubliée outre Quiévrain, vous pouvez m’en croire Je suppose que vous connaissez la journaliste du Soir (Bruxelles) d’alors, Colette Braeckman. De nombreuses années après les événements, elle a publié des articles dénonciateurs dans le Monde diplomatique, la seule tribune médiatique française qui, courageusement, n’hésita pas à s’opposer alors au pouvoir de l’ombre sur ce dossier incarné par les cercles gravitant autour de l’Élysée.
Mitterand fut incontestablement un grand homme, un homme de grande culture et de vision, mais il aurait mérité pleinement notre respect, s’il n’y avait eu son rôle à l’origine de cette très sombre affaire du Rwanda et de l’opération Turquoise.
L’Histoire attend son dû ; les victimes de ce génocide (proportionnellement aussi grave que le fut celui des Juifs durant la guerre) y ont droit ; nous le leur devons. Il faut leur rendre justice. La France, si elle veut retrouver son honneur, doit accepter de livrer la pleine vérité et demander pardon. Il n’y a pas d’autre solution pour elle. D’ailleurs, qu’elle ouvre les yeux : si elle veut encore, à l’avenir, jouer un rôle positif en Afrique, il n’y a pas d’autre voie que celle-là.
Je ne doute pas que cette France que ma mère m’a appris à aimer en viendra à franchir ce pas, à accepter d’affronter cette page difficile de son passé.
Merci de votre courage et de votre détermination. Vous êtes un authentique militaire, un homme d’honneur.
Ludovic Nys (Tournai (Blandain))
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Mais pourquoi l’Histoire se répète-t-elle toujours avec cette mauvaise foi crasse qui fait que tout est bon pour ne pas reconnaître ses erreurs ? Pourquoi l’expérience ne profite-t-elle jamais ? Dans toutes les zones de conflits à travers la planète, c’est la même obsession après le crime : » C’est pas nous les méchants… On n’a rien fait… Nous on est venu aider les victimes… etc, etc… » L’être humain est-il finalement « inchangeable » ? Dix-sept années d’instruction pour en arriver à ce déni, à cette conclusion pathétique… Pourquoi cela ne m’étonne-t-il pas ? Je parle de l’être humain, mais je me garde bien de généraliser puisqu’il y en a quand même qui refusent l’ignominie.
La Preuve :
On ne te remerciera jamais assez, Guillaume, pour ton honnêteté morale, ta noblesse d’âme, ce courage qui te fait refuser de te taire devant l’erreur – même involontaire – qui conduit à l’horreur absolue. Merci de ne pas te voiler la face avec les lâches, de refuser le mensonge quoi qu’il en coûte. Le vrai courage, c’est le tien. Chapeau bas, l’ami. Je ne remercierai jamais assez le Ciel d’avoir croisé ton chemin.
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Merci pour ce conte sincere et courageux qui fait monter la honte sur la France et son Armée.
Mauro, frère de Yolande Mukagasana
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