30 juin 1994 des frappes aériennes contre le FPR, 1° juillet une mission humanitaire…

 « 30 juin 1994

[…] l’essentiel de la compagnie a déjà quitté cette base, car nous avons reçu l’ordre de stopper l’avancée des soldats du FPR.
Colin part cette nuit pour diriger le dispositif mis en place en bordure de la forêt de Nyungwe et je dois les rejoindre à l’aube en hélico, avec les derniers renforts, pour déclencher les frappes aériennes dont ils auront nécessairement besoin…
[…] La forêt de Nyungwe constitue un îlot tropical sur la route menant à Kigali via Butare, à moins d’une centaine de kilomètres de notre position. Les légionnaires l’ont survolée en hélicoptère et me l’ont décrite comme très dense, quasi impénétrable pour une unité armée et motorisée, en dehors de la route nationale qui la traverse d’est en ouest, comme un canyon de verdure verticale.
Nous devons – comprendre nous allons tout faire pour – stopper l’avancée militaire des soldats du FPR quand ils arriveront à l’est de la forêt et qu’ils devront s’engouffrer sur cette unique route pour la traverser. Dans notre jargon, c’est un coup d’arrêt, qui consiste à bloquer brutalement l’avancée ennemie par une embuscade solidement adossée au massif forestier, à un endroit précis qu’ils ne pourront contourner.
Je n’ignore pas la difficulté de la situation, car les légionnaires n’ont pas d’armes lourdes. Même les mortiers légers dont ils disposent n’ont toujours pas leurs munitions et ce sera difficile de tenir face aux soldats du FPR connus pour leur discipline et leur endurance. Un détail, nous sommes 150, les éléments en face seraient au moins dix fois plus, rien que sur cette route. Aussi, pour contrebalancer ce déséquilibre, il nous faut les avions de chasse… et je suis bien placé pour savoir que le dispositif d’appui aérien n’est pas rôdé.
Larguer des bombes et des roquettes pour des avions qui volent à 900 km/h n’est déjà pas simple. Faire en sorte qu’elles tombent sur l’objectif plutôt que sur nos têtes réduit la marge d’erreur. C’est le job du FAC – le contrôleur avancé – qui doit se trouver sur le terrain à proximité des cibles pour les désigner sans confusion, éviter les tirs fratricides et assumer cette responsabilité redoutée d’autoriser le bombardement.
[…]

Aéroport de Bukavu, Zaïre.
01 juillet 1994,

[…] Nous rejoignons le tarmac, sur lequel nous attendent cinq hélicoptères de transport SUPER PUMA. Le sifflement de leurs turbines crisse dans nos tympans. Les lumières de position des hélicos forment une ligne vers l’est où le ciel s’éclaire lentement des signes précurseurs du lever du jour. Nous embarquons dans le premier hélicoptère, sur ces sièges en toile toujours trop étroits, les sacs comprimés entre nos genoux. Les visages des légionnaires sont fermés. L’intérieur de la cabine est faiblement éclairé par une lumière blafarde qui ajoute au sentiment de tension. J’observe Tabal, très concentré sur la suite, il me renvoie sa mine confiante, celle de la Légion étrangère qui ne doute pas, ne tremble pas.
Plus un mouvement, les pilotes ont terminé leur procédure de décollage, les rotors se mettent à tourner, faisant vibrer tout l’appareil. J’aperçois par la porte latérale, grande ouverte, la courbe d’un soleil orangé qui émerge maintenant à l’horizon. Notre hélico se soulève par l’arrière, les têtes rentrent dans les épaules, la mission est lancée, nous partons au combat.

Brusquement, sur le tarmac, un officier surgit de l’estancot qui sert d’état-major aux forces spéciales et fait signe, les bras en croix, de stopper immédiatement l’opération. L’hélicoptère atterrit brutalement, à la surprise générale. Je défais ma ceinture de sécurité et saute par la porte pour rejoindre le stoppeur, c’est le capitaine de Pressy en charge des opérations pour ce secteur. Il comprend à ma mine mauvaise que j’ai besoin d’explications.
– Nous avons passé un accord avec le FPR, nous n’engageons pas le combat.
Les rotors s’immobilisent et les hommes descendent sans attendre des cabines restées ouvertes, avec leurs sacs immenses et leurs armes sur l’épaule.
Tabal me rejoint avec calme, et Pressy reprend :
– Les Tutsi stoppent leur avance et nous allons protéger une zone qu’ils n’occupent pas encore, à l’ouest du pays. Ce sera une « zone humanitaire », qui passe sous notre contrôle.
– Si je comprends bien, on renonce à remettre au pouvoir ce qui reste du gouvernement ?
– Oui, pour l’instant, nous allons vite voir quel cap nous prenons maintenant. »

Extrait de Rwanda, la fin silence, les Belles Lettres, collection Mémoires de guerre, Paris, 2018.

30 juin 94, des frappes aériennes pour stopper le FPR

Le 30 juin sur la base de BUKAVU, j’ai reçu cet ordre oralement du commandant de compagnie. Un ordre oral en opération n’est pas rare, mais je ne sais pas dire quelle était l’autorité origine de cet ordre car l’état-major (EM) du groupement sud n’était pas encore monté et J.Hogard arrivait à peine sur le territoire (on dit théâtre…) même s’il s’est toujours exprimé comme s’il était là depuis le début de l’opération.
Est-ce pour autant l’état-major COS de Rosier qui semblait accueillir le futur EM de Hogard sur l’aéroport de BUKAVU ? Je ne sais pas répondre, mon sentiment est qu’ils étaient ensemble et que l’ordre était coordonné avec le COS puisque cette mission, au dire des légionnaires, était liée à des décrochages des équipes du COS. En réalité, ces équipes du COS avaient été mobilisées pour s’occuper enfin des rescapés de Bisesero, découverts trois jours auparavant mais laissés à leur sort jusqu’au 30 juin.

Pour ma part, officier d’artillerie, j’étais plutôt inquiet de l’absence d’appuis, qui n’était pas sans rappeler la situation décrite par mes camarades du 68 avant mon départ. Il me semble qu’en dehors de postes de tir Milan et de mitrailleuse 12.7, nous n’avions rien et les très légers mortiers de 81 mm n’avaient même pas reçu leurs munitions. Il ne restait que les avions pour frapper avec puissance des colonnes connues pour leur rapidité et leur détermination, l’enjeu des frappes aériennes était donc de taille.
J’ai passé une partie de la nuit à préparer les frappes sur les cartes disparates dont nous disposions et j’étais plutôt inquiet de l’issue des combats que nous allions engager, alors que les légionnaires semblaient totalement imperturbables. Nous estimions au bas mot les colonnes du FPR en face de nous à 1.500 pers alors que nous étions 150…
Le « coup d’arrêt » devait avoir lieu juste au débouché de l’unique route nationale qui traversait la forêt tropicale de Nyungwe d’est en ouest. La compagnie s’était installée le 30 juin et je devais les rejoindre en hélico avec quelques éléments de renforts au lever du jour du 1° juillet. Je ne sais pas pourquoi certains commentateurs ont voulu expliquer, dans leur empressement à tout nier, que les hélicos SUPER PUMA n’étaient pas destinés aux frappes, car je n’ai jamais prétendu le contraire, ils devaient simplement nous déposer sur les positions de guidage…

Des témoignages concordants

Suite à mon récit, j’ai reçu le témoignage, émouvant et concordant, d’un pilote de JAGUAR de l’escadron 1/7 Provence qui devait mener cette frappe. Il souhaite garder l’anonymat pour des raisons personnelles, mais il a confirmé à Laurent Larcher et à Benoît Collombat mon récit, avec des détails qui ne s’inventent pas puisqu’il était en vol au sud du lac Kivu le 1° juillet au lever du soleil : « il attendait la prise de contact du FAC (Contrôleur avancé) pour mener des frappes aériennes au profit de la légion étrangère ». Les horaires, les lieux et les détails concordent, il serait assez facile de retrouver la trace de cette opération dans les archives de l’armée de l’air, car l’opération impliquait au moins un avion ravitailleur KC135, la patrouille de 2 JAGUARS de mon camarade et très vraisemblablement une ou deux patrouilles en préparation voire déjà en vol pour leur succéder. Les JAGUARS venaient de Kisangani au Zaïre, où l’armée de l’air avait installé l’essentiel de son dispositif d’appui aérien. Dans les détails qu’a bien voulu me communiquer mon camarade pilote, il faut noter qu’ils avaient été taskés la veille (donc le 30 juin) sur la base « d’un accrochage de légionnaires ». Soit il s’agit d’une confusion avec le COS effectivement accroché, soit du procédé que nous avions utilisé aussi à Sarajevo l’année suivante, toujours avec la légion étrangère, qui consistait à justifier un appui aérien par un accrochage qui n’avait pas encore eu lieu…
En tout cas, la préparation de missions CAS (close air support, appui aérien) nécessite une procédure formelle d' »air request » qui trace notamment la raison de la demande d’appui, ce message serait donc très intéressant à retrouver, autant pour le fond que pour l’émetteur…
Les pilotes de la patrouille de combat ont passé une grande partie de la nuit à préparer leur mission, en parallèle avec ce que je devais faire de mon côté, et ils ont décollé au moins une heure avant le lever du soleil (06h sous cette latitude quasi équatoriale) pour être sur zone prêt au combat au déclenchement de l’opération.

1° juillet 1994, changement brutal de cap et première mission humanitaire

Autre information d’importance, mon camarade a précisé qu’il a reçu l’ordre d’annulation de la mission autour de 06:00 du matin le 1° juillet, alors même qu’il attendait mon contact pour rentrer en action. Cet ordre d’annulation lui a été transmis via le KC135 qui avait pris contact avec le PC Jupiter sous l’Elysée, pour confirmer l’engagement de l’arme aerienne, considérée comme « stratégique » en opération compte tenu du risque médiatique et opérationnel.

Il est probable que l’Elysée ait réalisé lors de cette demande que l’engagement de la France contre les ennemis des génocidaires risquait de mettre notre pays au ban des nations. La présidence de la République a brutalement stoppé l’operation alors même qu’elle était déjà enclenchée.
L’ordre et le timing correspondent en tous points avec ce que j’ai observé du côté terrestre, l’annulation de la mission ayant été transmise sur la piste des hélicos par un officier opérations qui sortait du petit état-major du COS au moment même du décollage, un peu avant 06:00. Cet officier a surgi de l’estancot au bout de la piste, mis les bras en croix et fait reposer le premier hélicoptère SUPER PUMA qui commençait à décoller, j’étais à l’intérieur.
Je me souviens que nous étions énervés par ce contre-ordre, car nous étions lancés dans l’action et que s’arrêter en plein démarrage est terriblement contrariant. Explications avec l’officier opérations, besoin de comprendre et ces mots que j’ai essayé de retranscrire fidèlement :
« Nous n’engageons pas le combat. Nous avons passé un accord avec le FPR et désormais nous allons protéger une zone humanitaire. »
Nous sommes le 1° juillet au matin et c’est la première fois qu’on me confie une mission « humanitaire » depuis le début de l’opération Turquoise, déclenchée le 22 juin…

Un renversement de situation décidé par qui et pourquoi ?

Bien sûr qu’on peut interpréter cette mission de frappe sur le FPR comme la protection de la mission humanitaire… mais de quelle mission humanitaire, car jusqu’à cette date je n’en ai point vue alors que j’étais en « 1° ligne » dans cette unité de combat de la légion étrangère, à tel point que les légionnaires, qui ont humour grinçant, m’ont proposé d’être désormais l’officier « chargé des frappes humanitaires ».

Deux points, d’inégale importance, pourraient être instruits :

1. Pourquoi ceux qui s’érigent comme porte-paroles de cette opération 25 ans après les faits nient-ils catégoriquement des événements aussi faciles à retracer ?
J’ai d’abord pensé que c’était pour la raison qu’ils avaient assumé pendant tout ce temps la version officielle, et qu’il ne leur était plus possible de faire marche arrière… néanmoins ils auraient pu simplement utiliser leur « obligation de réserve » de l’époque où ils étaient en activité pour refuser de commenter, ce qui leur aurait évité une situation pour le moins embarrassante : ils sont les gardiens d’une mémoire dont les défaillances sont un peu plus voyantes à chacune de leur déclaration. Personnellement j’opterais pour le silence, mais je n’ai pas de conseils à leur donner.
Est-il possible qu’ils n’aient pas eu connaissance de ces ordres et contre-ordres ? L’ordre de préparer un raid sur Kigali semblait venir d’une autre autorité militaire que de l’état-major Turquoise, est-ce que cette opération de frappe contre le FPR aurait pu être dirigée par d’autres centres de commandement que ce dernier ? Il semblerait étonnant qu’ils n’aient pas été a minima informés, mais cette opération Turquoise recèle manifestement des pépites en termes de surprises et d’organisations parallèles.

2. Qui a décidé de cette mission et qui l’a annulé en changeant radicalement l’orientation de l’opération Turquoise ? Pour qu’une telle mission, de frappe terrestre et aérienne contre le FPR, soit décidée, il fallait l’aval du plus haut niveau de l’Etat, ce n’est certainement pas le général Lafourcade qui pouvait se permettre de prendre une telle décision. L’amiral Lanxade, chef d’état-major des armées et proche du président Mitterrand se serait-il autorisé à déclencher cette intervention sans validation politique ?
L’annulation à l’aube du 1° juillet 1994 d’une opération de combat contre le FPR marque sans aucun doute un tournant crucial dans l’opération Turquoise, cette décision intempestive est sans doute à relier avec le drame de Bisesero que l’Elysée a dû gérer le 30 juin, expliquer au monde entier que cette mission « humanitaire » avait abandonné les rescapés.

Il est probable aussi que cette annulation intempestive ait déclenché un débat sur la suite de l’opération Turquoise et que des émissaires de la France aient alors été envoyés négocier avec le FPR du futur président Kagame.

En reconstituant ce débat, il serait possible de mieux comprendre les orientations précédentes et les intentions suivantes, ainsi que de connaître les décideurs et responsables du rôle de la France dans le drame rwandais, à cette époque clef des événements.

Dossier 2 préparation de frappes aériennes contre le FPR

4 commentaires sur “30 juin 1994 des frappes aériennes contre le FPR, 1° juillet une mission humanitaire…

  1. ABSOLUMENT PASSIONNANT

    Pour qu’une telle mission, de frappe terrestre et aérienne contre le FPR, soit décidée, il fallait l’aval du plus haut niveau de l’Etat, ce n’est certainement pas le général Lafourcade qui pouvait se permettre de prendre une telle décision, ni même à mon sens une autorité militaire. Et pour qu’une telle décision soit à son tour annulée au lever du jour, alors que l’opération décidée la veille était enclenchée (avions en vol, unités de combat engagées), il a fallu un débat pendant la nuit et de nouveau au plus haut niveau de l’Etat. Ce n’est pas le secrétaire général de l’Elysée qui, pris d’insomnie, a pu descendre au PC Jupiter pour appuyer sur un bouton rouge, qui n’existe pas. Il a fallu un débat, avec plusieurs protagonistes, dont ceux qui ont décidé rien de moins que d’engager directement des unités militaires françaises contre les colonnes du FPR et donc au bénéfice manifeste du gouvernement intérimaire rwandais (GIR). Il a fallu aussi, pour qu’il y ait débat, que des contradicteurs soient présents, contradicteurs informés du lancement de l’opération, suffisamment introduits pour que les lieux de pouvoir les reçoivent dans la nuit, et assez crédibles pour qu’ils soient écoutés et entendus, toujours dans la nuit.
    Simple conjecture de ma part, j’imagine un homme aussi informé que Gérard Prunier, accompagné de quelques membres du gouvernement mais aussi du parti du président de la République, racontant à leurs pairs comment, grâce à cette action, la France pourrait être mise au ban des nations, pour complicité d’un gouvernement génocidaire.
    Un tel débat doit avoir laissé des traces, ne serait-ce que par ses participants. Où sont les notes, dans les archives de l’Elysée ? Qui sont les acteurs, pourquoi ont-ils décidé un tel revirement, qu’ont-ils décidé pour la suite de l’opération ?
    L’annulation à l’aube du 1° juillet 1994 d’une opération de combat contre le FPR marque sans aucun doute un tournant crucial dans l’opération Turquoise. En le reconstituant, il serait possible de mieux comprendre les orientations précédentes et les intentions suivantes, ainsi que de connaître les décideurs et responsables du rôle de la France dans le drame rwandais, à cette époque clef des événements.

    Que toutes les bouches s’ouvrent, que les mémoires se réveillent, que les témoins et les coupables trouvent un début de paix dans l’aveu des silences inavouables.
    Que toutes les bouches parlent et disent la vérité.
    BRAVO A VOUS Guillaume Ancel

    (je découvre cette page par hasard à l’instant…..)

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