Bisesero est emblématique de l’intervention française au Rwanda : ambivalence de la mission, déni de la réalité du génocide, aveuglement – ou pire – des décideurs.

Retour à Bisesero, ouest du Rwanda.

Bisesero, de vastes collines boisées dans l’ouest du Rwanda, où des milliers de Tutsi ont cru trouver refuge pour échapper au génocide conduit depuis le 7 avril 1994 par un gouvernement frappé de folie meurtrière, mais que la France a continué à soutenir… jusqu’à la complicité ? C’est toute la question posée par ce drame qui se tient au premier acte de l’opération Turquoise, fin juin 1994.

Le 27 juin, sur ces collines de Bisesero, quelques militaires des forces spéciales en reconnaissance découvrent des rescapés tutsi. Ils ne sont en rien l’avant-garde de l’armée du FPR, redoutée par la France, mais les survivants de massacres ignobles, répétés chaque jour. Ce sont des morts-vivants, entourés de charniers et accablés de blessures.
Pendant qu’ils leur parlent, les soldats français ont la démonstration de l’organisation du génocide : arrivent des véhicules de miliciens, de gendarmes rwandais et de militaires des FAR qui patrouillent ensemble à la recherche de ces rescapés pour les achever. Ces derniers se cachent, terrorisés, tandis que les forces armées du gouvernement rwandais ne craignent pas d’afficher leur occupation réelle. Ils ne se battent pas contre les soldats du FPR, ils massacrent les civils tutsi.
L’officier français qui dirige l’équipe spéciale promet aux rescapés de revenir pour les secourir et repart vers sa base où il reçoit l’ordre… de ne pas intervenir, pire encore : il se voit interdire d’y revenir.

Notre mission, c’est de stopper le FPR, les ennemis des génocidaires

Trois jours plus tard, le 30 juin, des sous-officiers ulcérés par cette situation, comme Thierry Prungnaud, et sans doute Olivier, un capitaine qui a choisi sans le dire de désobéir, se perdent malencontreusement jusqu’à la zone des rescapés et prennent soin d’alerter si largement de leur « découverte » qu’ils obligent le commandement à monter une mission de secours. Entre-temps, en trois jours, plusieurs centaines de ces réfugiés ont été massacrés par les génocidaires du régime, alors qu’ils s’attendaient à être sauvés par l’armée française.

Le colonel qui commandait les forces spéciales et le général qui « dirigeait » l’opération Turquoise sont mis en cause pour ne pas être intervenus dès la situation connue, le 27 juin. Ils ont d’abord affirmé ne pas avoir été alertés de cette situation avant le 29 juin. Mais, depuis les notes personnelles du général jusqu’au reportage vidéo (en fin de cet article) montrant le chef des forces spéciales briefé par un de ses sous-officiers, les preuves du contraire sont accablantes : ils étaient clairement informés.

Leur défense a reposé ensuite sur le manque d’effectifs pour aller reconnaître et sécuriser la zone de Bisesero, ne disposant selon eux que de la centaine d’hommes des forces spéciales arrivés au Rwanda en précurseurs.

Pourtant, cet argument est aussi peu pertinent que le précédent, car l’opération Turquoise comptait déjà à cette date plusieurs unités opérationnelles – chacune dépassant en taille le détachement des forces spéciales – comme la compagnie de combat de la Légion étrangère dans laquelle j’étais détaché. Cette unité de 150 légionnaires aguerris, bien équipés et très entraînés, était parfaitement adaptée à la protection d’une zone refuge pour des rescapés. Et aucun milicien ou soldat dépenaillé de ce régime en déroute n’aurait osé s’y frotter.

Il est vrai que cette unité de Légion était distante d’au moins… 50 mètres du poste de commandement des forces spéciales, puisque nous étions stationnés sur le même petit aéroport de Bukavu, au Zaïre, depuis le 28 juin où nous étions arrivés sans consigne de nous presser. Nous n’étions pas à plus de 40 km des collines de Bisesero et nous n’avions même pas été informés du drame…

Malheureusement, notre compagnie de combat, comme les autres unités disponibles, n’a pas été sollicitée pour aller sauver les rescapés tutsi découverts par nos camarades des forces spéciales.
Pourquoi ? Parce que tels n’étaient pas les ordres, tellement différents de la mission humanitaire affichée pour l’opération Turquoise : nous étions partis en réalité pour stopper le FPR, ces soldats qui menaçaient le gouvernement rwandais soutenu par la France, quand bien même ce régime poursuivait un génocide en conduisant l’extermination des Tutsi.
Ces ordres, des officiers français les ont exécutés et assumés au point de devoir aujourd’hui soutenir des versions dénuées de sens pour protéger des responsables politiques pourtant seuls légitimes à en décider.

Une ultime tentative de combattre le FPR, empêchée par le drame de Bisesero

Cet épisode de Bisesero explique sans doute aussi que le 30 juin 1994, tandis que les unités des forces spéciales étaient obligées de s’occuper des rescapés, la compagnie dans laquelle j’étais détaché a enfin été mobilisée : non pour porter secours mais pour stopper le FPR par une action de guerre devant la forêt de Nyungwe, à quelques dizaines de kilomètres plus à l’est.
Comme je l’ai relaté, au lever du jour du 1er juillet, cette mission de combat contre les ennemis des génocidaires a été annulée in extremis, alors qu’elle était déjà engagée pour frapper le FPR. J’en connais désormais plus de détails grâce au témoignage d’Oscar, un des pilotes de chasse engagés dans cette opération.

En croisant nos témoignages, il apparaît que cette mission a été annulée par le PC Jupiter situé sous le palais présidentiel de l’Élysée, alors que les avions de chasse – des Jaguar – étaient déjà en vol pour bombarder, et que nous-mêmes décollions en hélicoptère pour rejoindre la zone de guidage. Pourtant le PC Jupiter n’a pas vocation à diriger ce type d’opération, qui est plutôt du ressort du bien nommé Centre opérationnel interarmées.

C’est une procédure tout à fait inhabituelle que m’a décrite mon camarade, et compte tenu de ma compréhension du sujet, il est probable que les événements se soient enchaînés ainsi :
Cette opération de combat contre le FPR a été décidée sans réel contrôle politique, mais l’intervention des Jaguar a déclenché une procédure quasi automatique de confirmation auprès du PC de l’Élysée, qui s’en est effrayé. En effet l’engagement au combat d’avions de chasse est considéré comme stratégique du fait de leur puissance de feu ainsi que du risque médiatique : difficile de faire croire qu’un bombardement n’a pas été organisé tandis qu’il est toujours possible d’habiller un échange de tirs au sol en accrochage accidentel ou en riposte à une tentative d’infiltration.

L’Elysée a stoppé enfin notre mission de guerre par peur de l’opinion internationale

La patrouille de Jaguar, au moment de rejoindre la zone de combat, demande donc la validation de son engagement, sans doute par l’intermédiaire de l’avion ravitailleur KC135 qui les soutient et qui est équipé d’un système radio longue portée en l’absence d’AWACS. Le PC Jupiter alerte l’Élysée – l’étage du dessus – qui découvre l’opération et prend brutalement conscience des conséquences possibles : le palais présidentiel a géré la veille la crise « médiatique » de Bisesero et n’imagine pas  comment il pourra justifier d’un tel engagement auprès de l’opinion internationale après avoir laissé à leur sort les rescapés, dans cette intervention « humanitaire ». Alors l’Elysée interdit enfin cette opération de guerre et son secrétaire général, Hubert Védrine, est forcément intervenu.

L’annulation au tout dernier moment de cette mission par la présidence de la République déclenche un débat – plutôt que d’en être l’issue – sur le risque que la France soit effectivement accusée de complicité de génocide et mise au ban des nations. Dans les jours qui suivent, des spécialistes de l’Afrique des Grands Lacs sont consultés et probablement dépêchés sur place pour négocier un compromis avec le FPR, c’est la suite de l’opération Turquoise avec la création d’une zone humanitaire sûre.

Bisesero, un aveuglement jusqu’au-boutiste ?

Bisesero est emblématique de l’intervention française au Rwanda : ambivalence de la mission, déni de la réalité du génocide, aveuglement – ou pire – des décideurs.
Avec Turquoise, nous aurions pu combattre les génocidaires, mais nous nous sommes opposés jusqu’au bout à leurs ennemis, obsédés par un héritage politique dénué de sens, consistant à les stopper à tout prix.
Avec Bisesero, nous aurions dû voir que nos alliés d’hier s’étaient transformés en génocidaires puisqu’ils opéraient sous nos yeux. Mais nous avons continué à regarder ailleurs, continué à les soutenir, continué à mentir, au point de rendre la réalité et nos erreurs inavouables.

(réf Rwanda, la fin du silence, éditions des Belles Lettres, 2018)

5 commentaires sur “Bisesero est emblématique de l’intervention française au Rwanda : ambivalence de la mission, déni de la réalité du génocide, aveuglement – ou pire – des décideurs.

  1. Ce témoignage de Guillaume Ancel est d’une importance capitale. Déjà en 20o9 un récit romancé sur l’expédition de l’opération Turquoise, intitulé « Bienvenue à Goma » nous avait prévenu. Des militaires de l’opération Turquoise en avaient gros sur le coeur. Un beau jour ils ne manqueront pas de parler de leur amère expérience. C’est fait depuis le témoignage de Thierry Prungnaud dans « Silence Turquoise » et celui de Guillaume Ancel dans « Rwanda, la fin du silence ». Et cet article n’en est qu’une prolongation indispensable, appuyée par le témoignage d’un aviateur qui participait à cette même opération Turquoise. La diffusion de cette vidéo rend inévitable un complément d’information sur les ordres qui ont empêché le commandement de l’opération Turquoise d’accomplir sa mission de secours aux victimes des massacres, dès qu’elles ont été identiiiifiées et localisées à Bisesero.

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