
Ma génération d’officiers a ceci de très particulier qu’elle est la dernière à avoir été formée pour se battre contre l’armée soviétique, et qu’elle a enterré cette menace en la croyant dépassée
De 1985 à 1989, ma promotion d’officiers a été formée à Saint-Cyr puis dans les écoles d’arme, comme Draguignan pour l’artillerie ou Saumur pour la cavalerie. Nous avons constitué la dernière génération à se préparer au « combat blindé » contre une armée soviétique sous domination russe.
Lorsque nous sommes arrivés en régiment, cette situation a implosé sous nos yeux : le mur de Berlin s’est effondré, puis le pacte de Varsovie et la toute puissante URSS ont disparu, du moins nous l’avons cru.
Nous avons alors restructuré l’armée française, pour mener pendant plus de trente années des opérations qu’il ne fallait pas appeler « guerres » mais « interventions extérieures », et dont la forme évoluait sans cesse, nous surprenant à chaque nouvel engagement.
Sans l’ombre d’un débat, l’armée française s’est radicalement transformée
Son effort a été colossal : sa taille a diminué de plus de la moitié. L’armée s’est intégralement professionnalisée et équipée avec une génération de matériels beaucoup plus légers et sophistiqués, aérotransportables et adaptés à des engagements rapides et courts en intensité.
Exit les chars lourds et les capacités massives de bombardement, les stocks d’armements et de munitions. Bienvenue aux « frappes chirurgicales » et aux opérations spéciales menées avec des armes légères en comparaison des précédentes, produites en petite série comme de l’orfèvrerie.
Le Caesar en est l’illustration, un canon d’artillerie sur camion deux fois plus léger que son prédécesseur monté sur un char lourd (155 AuF1), il constitue aujourd’hui une arme « moderne », précise et fragile.


Dans un désintérêt croissant pour les sujets militaires
En parallèle, notre démocratie se défaisait des sujets militaires. Alors que depuis 1962, la France a participé à 32 guerres sans jamais reconnaître une seule fois « être en guerre », notre société s’éloignait inexorablement du fait militaire. La société n’y portait quasiment plus aucun intérêt, leur pilotage était discrètement monopolisée par l’Elysée et les militaires « aimablement » priés de se taire. Ainsi, cette évolution structurante de l’armée française s’est faite sans l’ombre d’un débat.
Le choc de la guerre contre l’Ukraine, dont les explosions résonnent jusqu’à nos portes
L’agression militaire de l’Ukraine par la Russie de Vladimir Poutine, à la consternation générale, n’en finit pas de déstabiliser cette conviction patiemment acquise de vivre dans une Europe qui ne serait plus concernée par le phénomène le plus destructeur de notre humanité, la guerre.
Ce conflit lancé par Poutine contre l’Ukraine, cette guerre de destructions massives et de pertes abyssales – elle a déjà fait plusieurs dizaines de milliers de morts et des centaines de milliards de dégâts – marque-t-elle le retour d’un affrontement « classique » opposant des armées de blindés et de canons, de bombes et de missiles ?
Cette guerre à nos portes, qui ressemble tellement à celles que nous nous sommes efforcés d’oublier, ne peut que remettre en cause cette évolution stratégique.
La crise ukrainienne sonne le tocsin, la dernière alarme pour notre sécurité : seule l’Europe à la dimension nécessaire pour construire un système de défense global et suffisant
En quelques mois, nous avons beaucoup appris sur la réalité de notre sécurité en commençant par cette mauvaise surprise pour notre société qui croyait que sa prospérité était devenue son principal enjeu : nous sommes menacés par la guerre.
Loin des discours « sécuritaires » d’une droite extrême, qui est d’ailleurs plus en admiration qu’en condamnation des agissements de la Russie de Poutine, c’est toute notre société qui se retrouve menacée par le recours à la guerre.
La première conséquence de cette guerre est que nous devons nous (ré)intéresser aux questions militaires
De fait, en France, entre la « suspension » du service militaire et la culture du silence encore entretenue chez mes compagnons d’armes, les sujets militaires sont devenus l’apanage de quelques « spécialistes » et d’une poignée de décideurs politiques qui se sont dégagés, depuis des décennies, de toute contrainte de débat au sein même de notre démocratie.
Avec cette guerre, nous avons découvert que l’ensemble de l’Europe n’avait quasiment plus d’armée, à l’exception partielle de l’armée française reprofilée pour des interventions légères et non pour des combats contre une armée lourdement blindée.
Lorsque nous avons annoncé notre volonté de livrer des armes aux Ukrainiens pour qu’ils puissent au moins se défendre, nous avons découvert abasourdis que nous n’en avions pas… La palme du choc revient aux Allemands, dont le Chancelier vient de rappeler l’absurdité d’avoir pensé « qu’ils n’avaient plus d’ennemis », et qui avaient offert aux Ukrainiens des chars (des Gepard) qui n’ont simplement plus de munitions…
La France, qui dispose désormais en Europe de l’armée la plus « puissante », peut difficilement offrir plus de 18 canons d’artillerie de 155 mm à l’Ukraine pour la raison qu’elle en possède moins de 100…
La Grande-Bretagne, malgré les déclarations aussi spectaculaires que fantaisistes de Boris Johnson, a consciencieusement et silencieusement désarmé.
Seule l’Europe a la dimension nécessaire pour répondre à de telles menaces
Cette guerre en Ukraine oblige donc les pays européens, pour la première fois depuis des décennies, à regarder la réalité militaire : ils ne disposent plus d’armées puissantes, pas même des armes ou des munitions qui permettraient de se battre contre l’invasion russe. L’Europe si prospère découvre qu’elle est un nain militaire.
Chaque pays membre, la France en premier lieu, prend conscience à travers cette crise qu’il n’a pas les moyens de se défendre seul. Les Européens seraient-ils enfin prêts à se défendre collectivement plutôt que de laisser des discours « nationalistes » nous condamner à s’incliner devant les dictatures de ce monde ?
C’est sans doute ce que ma génération d’officiers n’avait pas compris, pas plus que notre société. Nous devons débattre des questions militaires et en débattre au niveau européen, si nous voulons nous protéger de ceux qui se voient nous menacer.
Cette tribune a été publiée par Le Monde daté du 29 août 2022 avec le titre :
« Seule l’Europe a la dimension nécessaire pour construire un système de défense global et suffisant »
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