Epargner un criminel de guerre pour des raisons humanitaires…

Voyage aux portes de l’enfer et dans les délires de la guerre : nous avons renoncé à éliminer le général Mladic, futur bourreau de Srebrenica, pour des raisons humanitaires.


Dans la guerre en Ukraine, les sujets « humanitaires » sont souvent évoqués, mais ont-ils vraiment leur place dans une situation de guerre qui est la négation même de l’humanité ?
Je voudrais raconter un exemple sur lequel j’ai peu écrit et dont j’ai pris conscience progressivement, les fils étaient particulièrement difficiles à dénouer et plus encore à tirer.

Pour cela, il nous faut retourner un quart de siècle en arrière, pendant la guerre des Balkans. Le drame de Srebrenica se déroula en juillet 1995 en Bosnie, lorsque cette enclave « protégée » par l’ONU fut abandonnée aux milices serbes, qui ressemblaient étrangement aux soudards de l’armée russe qui essaye aujourd’hui d’envahir l’Ukraine.

Ces milices, dirigées par le général Ratko Mladic, massacrèrent froidement près de 10,000 personnes en trois jours pour la raison qu’elles étaient bosniaques. Les forces serbes tuèrent ainsi tous les hommes qu’ils estimaient en âge de combattre, bien qu’ils fussent désarmés et civils pour l’immense majorité, les militaires bosniaques ayant reçu l’ordre de se retirer de l’enclave. Dans le même temps, les femmes et les enfants furent déportés pour « purifier » Srebrenica qui fera partie de la future république serbe de Bosnie.

Le tribunal pénal international pour la Yougoslavie a qualifié cet « événement » de génocide. Il fut sans doute le pire massacre commis en Europe depuis les atrocités nazis… tandis que le général Mladic se faisait filmer avec des enfants, monstre souriant qui leur distribuait des bonbons pendant que leurs frères, leurs pères et leurs grand-pères étaient assassinés sans l’ombre d’une hésitation.


Les massacres de Srebrenica ont failli être empêchés

Ces massacres de Srebrenica auraient pu être empêchés, mettant fin à une série de génocides que notre société élevée dans la culture de la Shoah avait laissée commettre à la fin du vingtième siècle, celui des Khmers rouges au Cambodge puis le génocide contre les Tutsi au Rwanda, dont la politique de François Mitterrand avait largement soutenu les génocidaires.

En effet, le président français Jacques Chirac, qui vient d’être élu en mai 1995, est furieux de la situation des forces militaires françaises dans cette mission de l’ONU en ex-Yougoslavie. Il demande que des actions militaires soient enfin entreprises contre les Serbes qui assiègent Sarajevo et qui avaient été jusqu’ici protégés par la politique déplacée et jamais discutée de son prédécesseur François Mitterrand. Ce dernier était conseillé par Hubert Védrine, son secrétaire général de l’Elysée, qui affirme n’avoir joué aucun rôle sur le sujet, comme pour le drame du Rwanda qui venait de se dérouler.

L’ONU consent enfin à déclencher une frappe aérienne contre les Serbes, la première depuis des années de guerre. Mais dans sa faiblesse structurelle, et sans doute sur les conseils des officiers français qui dirigent les opérations militaires en Bosnie, les avions de combat mènent une frappe « non significative » : ils bombardent un dépôt isolé et secondaire de munition près de Pale, sans réelles pertes puisque l’ONU a pris soin d’en informer au préalable les Serbes…

Ces derniers, étonnés d’un tel revirement et convaincus de la faiblesse de l’ONU, prennent alors en otages des centaines de casques bleus dans Sarajevo, dont beaucoup de soldats français.
Jacques Chirac le ressent comme une humiliation. La crise des otages se dénoue lentement dans une négociation dont personne ne connaît réellement les termes… Les serbes en sortent renforcés, prêts à étendre leur autorité par la force et la brutalité.

Le président français ne peut pas l’accepter et il décide alors de frapper les esprits et surtout la tête de l’armée serbe de Bosnie en ciblant leur chef, le général Ratko Mladic. Jacques Chirac a compris que ce dirigeant militaire serbe est particulièrement dangereux et pervers, qu’il ne peut conduire les Serbes de Bosnie que d’exaction en exaction. Il prend donc la décision de le faire éliminer fin juin 1995, probablement sans savoir que celui-ci allait diriger ces épouvantables massacres de Srebrenica dans les jours qui suivaient.

Tuer le général Mladic, le boucher des Balkans

À Sarajevo, mon équipe a reçu l’ordre de guider une frappe aérienne secrète contre une cible serbe de « très grande importance ». Le général Mladic doit se rendre dans la villa d’un colonel qui dirige les forces serbes assiégeant Sarajevo. Cette villa est dans l’enceinte de la caserne de Lukavica et se présente comme un chalet construit sur un bunker qui sert aussi de poste de commandement.

Nous prenons position de nuit avec mon équipe de guidage qui opère depuis six mois pour le bataillon de la Légion étrangère stationné sur l’aéroport de Sarajevo, verrou du siège de la capitale.
Une partie de l’équipe s’est installée sur le toit d’un immeuble pour pointer avec un faisceau laser la villa que nous voulons détruire tout en vérifiant méticuleusement l’environnement de la cible. L’autre partie de l’équipe est dans un véhicule blindé à proximité et assure la coordination avec le commandement français, puisque cette opération se déroule dans le dos de l’ONU et seulement avec des équipes françaises.

Deux Mirage 2000 équipés de bombes surpuissantes à guidage laser volent dans la nuit au dessus de nos têtes à plus de 3,000 mètres d’altitude. Ils peuvent repérer leur cible sur nos indications sans que personne au sol ne puisse détecter leur présence. A cette altitude et volant de nuit tout feux éteints, les avions sont invisibles. Ils volent en hippodrome au dessus de leur cible et attendent désormais notre ordre pour détruire la villa, dans un bombardement précis qui ne laissera plus du bunker qu’un cratère de béton.

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Un convoi de 4×4 approche de la villa, ils sont faciles à distinguer dans nos jumelles à intensification de lumière et dans nos caméras thermiques qui recomposent des images à partir des sources de chaleur. Une quinzaine de personnes en descendent et se rassemblent près de la maison. Nous allons attendre un peu pour s’assurer que les retardataires rentrent enfin dans le bâtiment. Les pilotes des Mirage 2000 ont déjà accroché le système de guidage de leurs bombes sur la cible que nous leur avons indiquée avec notre faisceau laser. Nous l’avons confirmée par des indications visuelles sur la forme du bâtiment et sa position par rapport à d’autres points de référence visibles de leur cockpit.

Dans quelques minutes, nous allons donner l’ordre aux pilotes de détruire cette cible, alors que nous avons été empêchés pendant ces six derniers mois de frapper les Serbes, quand bien même ils tiraient au quotidien – et sous nos yeux – sur la capitale bosniaque que nous étions censés protéger.
La nuit est froide, nous sommes tendus par cette action dont nous avons conscience de l’importance, sans doute un tournant dans cette opération qui jusqu’ici avait brillé par son impuissance. Plus que quelques minutes avant que la tête des milices serbes, qui terrorisent la Bosnie depuis quatre années, ne soit décapitée par une frappe sans ambiguïté.

Equipe de guidage (Sarajevo 1995)

Nous ne parlons plus, chacun connaît parfaitement son affaire, je n’ai plus qu’à donner mon autorisation de frapper puisque j’ai la responsabilité de ce bombardement. J’entends le crachotis de la radio, je vais pouvoir appuyer sur le combiné pour ordonner la frappe avec ces deux mots très simples, « clear hot ». Les pilotes lanceront dans les secondes qui suivent leur « tallyho » pour annoncer qu’ils lancent leur attaque, ce cri vient du vieux français « taïaut ».
Les énormes bombes glisseront silencieusement dans la nuit en direction du faisceau laser invisible qui éclaire un mur du bâtiment, et qu’elles exploseront dans un éclair de mort.

Retournement de situation

« Nous voyons des petites tailles qui courent autour des voitures », annonce soudainement un des avions sur la radio. Sur l’écran de sa caméra thermique, à 3 km d’altitude, le copilote en charge du « système d’arme » a repéré des différences de tailles et de comportement entre les personnes qui déambulent autour de la maison. Les « petites tailles » sont des enfants qui jouent. Ce sont les enfants que le général Mladic prend soin d’emmener dans tous ses déplacements, sans doute par amour des innocents…

« Stand-by » résonne en retour sur le réseau, l’ordre d’attendre qui sonne la remise en question de cette opération, le commandement veut reconsidérer la frappe.
J’apprendrai des années plus tard, par un conseiller de Jacques Chirac, le trouble qui s’empare du président français. Dans le PC Jupiter sous l’Elysée, il est entouré de quelques conseillers qui n’ont pas été renouvelés depuis son élection et qui portent toujours cette politique de soutien aux Serbes qu’ils ont menée durant toutes ces années. Le général Quesnot est sans doute de ceux-là qui veulent influencer le nouveau président, pour le « protéger » bien sûr.
« Monsieur le président, Paris-Match publiera des photos chocs d’enfants tués au bord du cratère de ce bombardement. Vous serez associé à cette image qui restera dans les esprits. Est-ce cela que vous souhaitez pour débuter votre présidence ? ».

Alors le président Chirac recule : sans doute sous la pression de son entourage, il finit par renoncer à cette frappe, pour une raison « humanitaire ». A cet instant précis , il ne peut pas accepter de faire tuer des enfants en voulant éliminer le boucher des Balkans. Le général Mladic ignore qu’il vient ainsi d’échapper à une frappe fatale, et il va pouvoir faire massacrer 10,000 personnes à Srebrenica…

Quand la guerre est en soi un crime humanitaire

La raison « humanitaire » devrait nous interroger aujourd’hui comme hier. Peut-elle justifier notre faiblesse et nos renoncements ? La guerre déclenchée par la Russie pour soumettre les Ukrainiens, comme celle dirigée par les Serbes pour soumettre leurs voisins, est un crime en soi. Alors comment parler de crimes de guerre quand cette guerre est déjà un crime ? Se réfugier derrière l’humanitaire peut en effet nous conduire à provoquer le pire. Nous devons l’avoir à l’esprit tout au long de cette désastreuse guerre en Ukraine.

Je ne peux terminer ce récit sans reconnaître un fait parfaitement odieux, que je n’ai jamais oublié. Du haut de mon toit, dans mon équipe de guidage avancé, j’avais vu les enfants dans mes jumelles de vision de nuit. Et je n’ai rien dit. Je voulais que cette frappe ait lieu, je voulais détruire ce chef militaire qui avait martyrisé les autres, ainsi que mes compagnons d’armes, je voulais aller jusqu’au bout de cette mission même au prix de victimes parfaitement innocentes. Mais la guerre est la fin de l’innocence. La guerre m’avait emmené aux portes de l’enfer.


Lire aussi : Pouvions-nous stopper les massacres de Srebrenica ? La Voix d’Aïda

13 commentaires sur “Epargner un criminel de guerre pour des raisons humanitaires…

  1. Juste une réflexion qui m’est venue ce matin sur le sujet : quel aurait été l’impact sur les Serbes si Mladic avait été éliminé de cette façon là ? A mon très humble avis, j’ai bien peur que les Serbes aurait hurlé aux martyrs et glorifié encore plus Mladic. Malheureusement, ils se seraient aussi probablement déchaînés encore plus sur les Bosniaques et sur les militaires de la FORPRONU. Ce ne sont que des suppositions sûrement faciles à faire 28 ans après. Je n’ose pas imaginer la frustration qui devait être la vôtre et celles de vos compagnons d’armes à ce moment-là.

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  2. A guillaume Ancel
    « Je souhaiterais présenter la scène de points de vue différents pour comprendre aussi les logiques qui s’affrontent… » , dites-vous.
    Ce qui va vous renvoyer à des sources peut-être pas encore disponibles et vous contraindra à des conjectures. Dans cet exercice vous trouverez certainement des apports de journalistes qui ont couvert la période et les éléments mais rencontrerez certainement également de pressants conseils de ne pas aller plus loin. Mais le jeu en vaut la chandelle.

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  3. J’ai lu, en silence. Le silence de celui qui « a la chance » de ne pas être soldat et donc de ce ce fait en situation d’exécuter un ordre ou de refuser de le faire. Le silence de celui qui n’est pas un politique qui doit prendre des décisions et les faire exécuter dans un sens ou dans l’autre. Le silence du citoyen qui doit savoir ou en tout cas s’efforcer de savoir et de mesurer la portée de ce qui se fait ou ne se fait pas en son nom.

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    1. Je veux toutefois me mettre quelques instants dans la peau ou la tête du soldat à qui on donne l’ordre de réunir tous les éléments, de mettre en oeuvre le dispositif permettant l’action et à qui ne manque désormais que l’ordre précis d’ouvrir le feu et d’aller ainsi au bout de ce qu’il a patiemment préparé. Et l’ordre ne vient pas ou en fait celui qui vient est en contradiction total avec le travail de préparation.

      Que fait le soldat dans ce cas ? Que se passe-t-il alors dans sa tête ? Comment vit-il cette situation dans les jours qui suivent ?

      Le soldat se doit d’obéir à l’ordre, c’est la règle. En amont, le politique doit toujours commander à la gâchette.
      Mais le soldat n’est pas qu’un porte-flingue décervelé, il est également un être humain et un citoyen.
      Il me semble, que c’est cette réflexion que le colonel Guillaume Ancel partage avec nous à travers ses livres d’abord et les prolongations qu’il en donne avec ses articles.

      C’est tout le mérite de ce qu’a entrepris Guillaume Ancel pour notre édification et alimenter notre réflexion de citoyen.

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      1. Merci pour ces réflexions, elles vont nourrir le manuscrit que je viens de commencer à écrire sur cet épisode de tentative de neutralisation du général Mladic, stoppée pour des « raisons humanitaires ». Je souhaiterais présenter la scène de points de vue différents pour comprendre aussi les logiques qui s’affrontent dans une affaire d’autant plus sensible qu’elle aurait pu empêcher le général serbe de massacrer dans les semaines suivantes la population mâle de Srebrenica…

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  4. « Mais dans un monde sans clef, où le mal devient une énigme fondamentale, le moindre sacrifice, le moindre chef-d’œuvre, le moindre acte de pitié où d’héroïsme, posent une énigme aussi fascinante que celle du supplice de l’enfant innocent qui obsédait Dostoïevski, que tous les pauvres yeux humains qui découvrirent une chambre à gaz avant de se fermer à jamais : l’existence de l’amour de l’art ou de l’héroïsme n’est pas moins mystérieuse que celle du mal. » Discours prononcé par Monsieur André Malraux, Ministre d’État chargé des Affaires culturelles le 25 août 1959 à Brasilia.

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  5. Bonjour Guillaume
    Belle question sur l’humanisme et l’humanité.
    « Dieu est mon Droit » Devise française des rois d’Angleterre, s’applique-t-elle dans tous les cas ?
    A-t-on le droit de faire justice et au nom de quoi ? Assassiner un assassin est-il un assassinat ?
    Bravo en tous cas pour ta franchise, et l’Homme que je suis te diras « C’est bien dommage » ! Merci guillaume

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    1. Bonjour Guillaume, merci pour cette question fondamentale qui me tourmente depuis que tu l’as posée. 🙂 Elle en comprend plusieurs ; aurais-tu pu changer le cours du temps et de l’histoire ? Prendre la vie d’innocents pour éliminer un individu, aussi criminel soit-il, est-il acceptable ou nous range-t-il du côté des criminels ? À rebours, je pense que Mladic éliminé, Karadzic l’aurait vite remplacé, et cela n’aurait pas stoppé la mise en œuvre du génocide qui était planifiée, à Srebrenica et ailleurs ; l’armée serbe et les milices étaient très autonomes et extrémistes. Une question qui me renvoie aux conséquences de l’élimination de Heydrich en 1942. Amitiés,

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