
D’une longue crise sanitaire, nous sortions laborieusement. Nous attendions la levée des dernières restrictions en même temps que le printemps, sans mesurer encore les effets secondaires de ces vagues de confinement.
Les services de renseignements américains nous prévenaient depuis plusieurs mois d’un plan russe pour envahir l’Ukraine, mais tout cela nous semblait impossible. Quel intérêt pouvait avoir Vladimir Poutine à déclencher une guerre avec un pays si proche de la Russie, et dont les milices s’étaient déjà emparées du Donbass ?
Inimaginable, une guerre en Europe, même si nous en avions connu plusieurs en réalité depuis la fin de la deuxième guerre mondiale, et souvent en lien avec la Russie : dans les Balkans, de la Bosnie au Kosovo, en Géorgie et depuis 2014 ce déchirement dans l’Est de l’Ukraine.
Cependant, Poutine affichait vouloir conserver sa place dans le « concert des nations » et, s’il était capable de soutenir et d’alimenter les pires violences en Tchétchénie comme en Syrie, il paraissait attaché à une forme de respectabilité, voire à l’admiration qu’il suscitait chez certains dirigeants, pas seulement d’extrême-droite ou gauche, mais aussi de François Fillon ou Gerhard Schröder…
Tout cela semblait impossible tant cette menace manquait de justifications et de sens, même lorsque les Américains conseillèrent à leurs ressortissants de quitter l’Ukraine.
Le jeudi 24 février 2022, la Russie de Vladimir Poutine déclenchait sa guerre contre l’Ukraine « pour rétablir la paix ». Depuis, nous sommes traversés par des émotions et des inquiétudes multiples, nourries aussi de confusions et parfois même de contradictions.

En premier lieu, la peur
La peur de la guerre dont la mémoire de nos grands-parents nous ramène inexorablement à celle qui ravagea notre continent européen, et qui s’étendît au bassin méditerranéen comme en Asie au point qu’on la nomma mondiale. Nous espérions depuis des décennies nous garder à distance de ces guerres, certes fréquentes mais assez limitées, en permettant à l’Union européenne de connaître une période historique de paix, presque 80 ans.
La peur de la volatilité, de voir s’effondrer devant nous cette prospérité et cette sécurité que nous croyions acquises et qui s’avèrent désormais d’une incroyable fragilité.
La peur d’une guerre nucléaire que personne ne connaît en réalité, un gouffre abyssal que le spectre de la catastrophe de Tchernobyl – en Ukraine aussi – suffit pour nous faire cauchemarder, jusqu’à craindre la fin de l’humanité.
En second lieu, l’incertitude et la déception
Nous ne nous faisions aucune illusion sur Vladimir Poutine, mais c’est un gouffre d’imprévisibilité qu’il a ouvert. Il aurait pu « se contenter » du Donbass, contesté par des milices qu’il manipule depuis huit ans, et nous aurions pu protester sans trop nous impliquer… Mais c’est un dictateur incontrôlable qui se révèle dans cette guerre, menteur, manipulateur, belliqueux au point de tout risquer pour assouvir sa volonté de domination, ou fuir sa peur de l’avenir ?
Et maintenant, jusqu’où Poutine est-il prêt à aller pour ne pas avoir à reculer ? Utiliser l’arme nucléaire – qui n’est pas une arme mais un système de destruction massive – semble irrationnel. Mais la rationalité n’est plus de mise depuis qu’il a ordonné à son armée d’envahir, non pas le Donbass, mais toute l’Ukraine pour s’emparer de sa capitale Kiev et décapiter son gouvernement.
Poutine s’arrêtera-t-il une fois l’Ukraine mise à terre ? Là encore, la logique n’est plus lisible, pourquoi ne pas rentrer en Moldavie, puis en Roumanie ? Ou « libérer » l’enclave de Kaliningrad sur la mer baltique, en passant par la Lituanie ?

Les Ukrainiens peuvent-ils résister ? Ils le font magistralement, mais pour combien de temps face à une machine de guerre dix fois plus puissante que leurs forces armées ? Une incertitude d’autant plus grande que les informations qui nous viennent de ce « théâtre de guerre » sont indigentes et souvent fausses, mélange de propagandes et de maladroites tentatives de combler l’absence de faits étayés par des fragments trafiqués.
Nous sommes désormais livrés à la plus grande incertitude.
En troisième lieu et c’est sans doute le plus intéressant, la mobilisation en réaction à cette guerre permet aussi d’espérer
La mobilisation des Ukrainiens d’abord, qui donnent une leçon de résistance et de courage – « Ne pas subir » aurais-je dû écrire –, alors que personne n’aurait pu leur reprocher de refuser le combat contre cet ours qui paraissait énorme. Un « ours » qui n’imaginait manifestement pas rencontrer une telle résistance, alors qu’il était réputé bien connaître l’Ukraine, un pays qui fut même dans sa propre armée au temps soviétique.
La mobilisation autour du président Zelensky, dont nous présagions que Poutine se débarrasserait vertement, au même titre qu’il avait déjà fait empoisonner ou emprisonner ceux qui avaient tenté de lui résister. Une mobilisation incroyablement efficace, qui permet au président ukrainien de s’exprimer publiquement autant que régulièrement, en ayant échappé jusqu’ici aux nombreuses menaces qui l’entourent : des mercenaires de Wagner envoyés pour le liquider, aux missiles guidés prêts à l’effacer chaque fois qu’il peut être localisé. Cette protection de Volodymyr Zelensky est liée sans doute à une puissante mobilisation extérieure, qui en fait un défi encore plus grand pour son agresseur… Le jeune président ukrainien incarne aujourd’hui le leader au charisme indispensable dans cette situation, créant aussi une fragilité à la mesure de son succès car sa disparition pèserait lourd sur cette mobilisation.
Remarquable enfin la mobilisation des Occidentaux, et tout particulièrement des Européens qui s’unissent pour apporter des réponses fortes. Pour la première fois, l’Union européenne dépasse volontairement la coopération commerciale et réglementaire, à laquelle elle s’était limitée jusque là, pour jouer un rôle politique de tout premier ordre. L’UE prend enfin de l’ampleur politique et ouvre la voie à un projet dont la taille serait suffisante pour nous faire respecter face aux autres nations, même quand elles constituent un continent.

Une Europe de la défense, une Europe puissance, une Europe solidaire, une Europe politique qui permettrait à ses membres de se sentir plus forts et surtout mieux protégés. Cela impliquerait aussi de la France qu’elle renonce à cette ambiguïté quant à sa « souveraineté » que porte encore une génération dépassée d’officiers et de politiques, s’accrochant à une grandeur fantasmée. Un tournant européen à prendre efficacement, car nous avons rarement connu une telle période d’incertitude, en même temps qu’une telle possibilité de construire un monde plus sûr et plus équilibré, où les Poutine n’auraient plus leur place.
Pour continuer : Il serait temps, à l’approche de la présidentielle, de s’interroger sur nos interventions militaires