Ukraine : accélération de l’offensive, et de la fumée qui l’entoure

Quand Loukachenko et Poutine font semblant de se désintéresser de l’offensive ukrainienne

Lors de leur rencontre du 23 juillet dernier, le président Loukachenko, dictateur de la Biélorussie et totalement dépendant du pouvoir de Poutine, s’empresse d’affirmer publiquement « qu’il n’y a pas de contre-offensive ukrainienne », sous-entendant que personne ne peut s’opposer à la volonté dévastatrice du maître du Kremlin. 

Mais celui-ci le contredit aussitôt en affirmant que cette offensive de l’Ukraine a bien eu lieu, « mais qu’elle a échoué »…

« Il n’y a pas de contre-offensive de l’Ukraine… Si, mais elle a échoué »

Poutine a en effet donné comme consignes aux médias russes de ne plus nier cette contre-offensive mais de montrer au contraire la capacité écrasante de l’armée russe à la stopper. 

Cette offensive de l’Ukraine est en cours et si Poutine affirme qu’elle a échoué, alors qu’il n’a cessé de mentir depuis le lancement de son « opération militaire spéciale » en février dernier, c’est évidemment parce que cette dernière occupe l’essentiel de ses préoccupations.

La Crimée, base principale de l’invasion russe dans le sud de l’Ukraine, est sous les feux

La péninsule de Crimée constitue en effet la base arrière des militaires russes pour alimenter le front sur les régions sud de Kherson et de Zaporijia 

©Les yeux du monde

La Crimée est essentielle pour l’approvisionnement des troupes de Poutine, soumises à une pression intense des forces ukrainiennes en particulier dans la région de Zaporijia (j’y reviendrai) où elles  dépendent d’une logistique qui se compte en dizaines de milliers de tonnes par jour : les obus d’artillerie, les autres munitions et le carburant étant le plus lourd à transporter.

Longtemps hors de portée des Ukrainiens parce que située à plus de 100 km de la ligne de front, la Crimée est désormais attaquée par les drones et surtout par les missiles Storm Shadow / Scalp, y compris le pont de Kertch qui se situe à 300 km du front…

Ces derniers jours, les Ukrainiens ont frappé et détruit des dépôts de munitions et de carburant en Crimée, notamment avec des missiles Storm Shadow / Scalp livrés par les Britanniques et les Français. 

Ces frappes en Crimée mettent en grande difficulté les troupes russes (au grand dam de Marine Le Pen), alors que Poutine présentait cette péninsule comme un sanctuaire que rien ne devait atteindre. Signalons au passage le cynisme des autorités russes qui incitaient encore récemment leurs concitoyens à s’y rendre pour leurs vacances, alors qu’il s’agit clairement d’une zone de guerre. 

Lire aussi : l’ébouillantement de la Crimée par Michel Goya


Attaques systématiques de cibles civiles, la guerre vue par Poutine 

Poutine n’est pas sans réagir à cette dégradation inexorable de la situation sur le front militaire. Il a lancé une vague de bombardements sur les installations portuaires de l’Ukraine en mer noire pour compléter sa politique de déstabilisation de la sécurité alimentaire mondiale, en empêchant l’Ukraine d’exporter ses millions de tonnes de céréales. 

Le président russe est en passe de bloquer l’accès à la mer noire, mais les destructions qu’il inflige une fois encore à l’Ukraine dépassent ce cadre du chantage alimentaire : il détruit des installations qui sont des infrastructures importantes pour l’avenir de l’Ukraine et il s’attaque aussi à des zones que les dispositifs de protection sol-air livrés par les pays alliés (des missiles portables au système Patriot) ne sont pas assez nombreux pour pouvoir les couvrir…

Poutine oblige ainsi les Ukrainiens à disperser leurs précieux moyens anti-aériens en frappant systématiquement des zones non protégées. Le maître du Kremlin n’a pas plus d’hésitation à attaquer uniquement des cibles civiles et même à écraser une partie du patrimoine culturel de l’Ukraine, comme la cathédrale de la Transfiguration d’Odessa partiellement détruite par un tir de missile russe. 

Church personnel inspect damages inside the Odesa Transfiguration Cathedral in Odesa, Ukraine, Sunday, July 23, 2023, following Russian missile attacks. (AP Photo/Jae C. Hong)

Dans un cynisme sans limite, le porte-parole du Kremlin a rejeté cette destruction de la cathédrale (qui avait déjà été détruite sous Staline…) en accusant les Ukrainiens d’en être à l’origine !

Mais le plus grave dans ces nouvelles vagues de bombardements est qu’aucune cible militaire n’est visée, c’est bien là la conception de la guerre par Poutine : terroriser et détruire.


Pourquoi les Etats-Unis ne livrent pas de missiles ATACMS ?

Si les Américains réaffirment régulièrement leur soutien à l’Ukraine, prenant ainsi la tête d’une coalition qui compte plus de 50 pays, leur attitude vis-à-vis de certains équipements est parfois déconcertante. C’est le cas notamment pour les missiles ATACMS (MGM-140)

Ces missiles de 300 km de portée pourraient achever les centres névralgiques russes, en particulier en Crimée. Ces ATACMS ont effet la même portée que les missiles Storm Shadow / Scalp, et si leur charge militaire est deux fois moins puissante que ces derniers, leur avantage est surtout quantitatif : là où les Storm Shadow / Scalp – très coûteux – ne sont disponibles pour les Ukrainiens qu’en quelques dizaines d’exemplaires, les ATACMS le seraient en centaines de missiles (les stocks américains sont en milliers). 

Ils permettraient aux Ukrainiens de compenser en partie l’absence d’avions de chasse pour faire ces frappes dans la profondeur. Les ATACMS sont en effet tirés par les lance-roquettes multiples (on remplace un panier de 6 roquettes par un missile ATACMS) que savent parfaitement utiliser les Ukrainiens, mais dont les munitions actuelles portent « seulement » à 80 km.

Lire aussi : les armements utilisés dans la guerre de Poutine contre l’Ukraine

L’hésitation des Américains est d’autant plus surprenante que le contexte stratégique de cette guerre en Ukraine a profondément évolué : si la portée de cette arme faisait craindre initialement que les Ukrainiens n’osent attaquer la Crimée, la question aujourd’hui est totalement dépassée. Je n’arrive pas à trouver d’explications pertinentes au refus américain de livrer ces missiles ATACMS…

Beaucoup (trop) de bruits autour de Bakhmut 

La bataille de Bakhmut n’en finit pas : cette ville intégralement dévastée par l’offensive menée en dépit du bon sens par feu la milice Wagner semble aujourd’hui faire l’objet d’une attention forte et d’une concentration de moyens des forces ukrainiennes… Ce qui n’est pas très cohérent avec la nécessité absolue de troubler l’ennemi lors d’une offensive pour créer de l’incertitude et de l’hésitation dans les réactions. Hitler était persuadé que les alliés débarqueraient en réalité dans le Pas-de-Calais et il a retardé de plusieurs semaines la réaction des armées nazies pour contrer l’offensive alliée en Normandie. 

Les Ukrainiens affichent trop Bakhmut et les combats (féroces) qui s’y déroulent pour que ce soit réellement le point de concentration de leur effort offensif. Les attaques ukrainiennes autour de Bakhmut semblent plus servir à mobiliser des unités russes et à rassurer des opinions publiques nationales et internationales inquiètes des progrès Ukrainiens, qu’à renverser le front en perçant une brèche dans cette zone précise. 

lire aussi : Le front en Ukraine ressemble à une immense digue menée progressivement au bord de l’implosion

Il faut noter aussi que la vice-ministre ukrainienne de la défense, dont le rôle essentiel est d’occuper le terrain médiatique, évoque la contre-offensive russe dans le Nord du front alors que celle-ci est menée avec des moyens tellement limités qu’elle ne menace en rien l’offensive de l’Ukraine. La guerre de l’information est toujours aussi intense, elle sert notamment à camoufler ce qui est important en rendant visible ce qui ne l’est pas. 


Une concentration des efforts et de fumée dans le Sud…

C’est bien sur la partie Sud du front que continue à s’exercer la plus forte pression des unités ukrainiennes dédiées à cette offensive.

© Le Monde 

Le général Yvan Popov, qui commandait la 58° armée russe en charge de cette zone, s’en était inquiété et il a été immédiatement démis de ses fonctions. 

Lire aussi : Face à son échec en Ukraine, la Russie de Poutine se fissure… et son armée désormais nous le dit

Les forces ukrainiennes engagent actuellement des moyens supplémentaires dans cette région de Zaporijia, sans que leur intention et leur avancée ne soient clairement établies. 

« Les forces ukrainiennes ont probablement avancé plus loin dans l’oblast occidental de Zaporizhia que ce que l’ISW a pu confirmer visuellement jusqu’à présent »

[Analyse de l’Institute for Study of War ISW du 27 juillet]


Cet engagement supplémentaire constitue une véritable accélération de l’offensive et correspond bien aux propos du général Mark Milley, le chef d’état-major américain, que nous avions détaillés la semaine dernière : les Ukrainiens attendaient en effet le moment et l’endroit propices pour engager le « gros » de leurs forces offensives dont les 2/3 étaient encore en réserve. 

Lire aussi : l’offensive ukrainienne avance « régulièrement et délibérément »

C’est donc probablement dans cette région de Zaporijia que se joue l’accélération des événements auxquels nous assistons sans les voir… « probablement », car l’effet de surprise constitue un élément clef dans « l’art de la guerre ».




Suivre la situation avec Macette Escortert, @escortert sur Twitter


Lire pour approfondir : Théorie de la percée, l’échec de la conduite scientifique de la bataille (1916) par Michel Goya

13 commentaires sur “Ukraine : accélération de l’offensive, et de la fumée qui l’entoure

  1. Bonjour Guillaume,

    Je suppose qu’il y a pas mal de contacts à différents niveaux entre les USA/OTAN et les Russes. C’est ce qu’il y aurait de plus simple pour expliquer la non livraison de certains armements qui semble aberrante sur un plan purement militaire.

    Je crois que les USA/OTAN sont parfaitement conscients que si cette guerre doit durer et que le régime russe ne s’effondre pas l’Ukraine finira par avoir le dessous, malgré l’armement occidental pour des raisons simplement numériques puisque les populations sont de 150 millions de personnes d’un côté pour 40 de l’autre. Hors cette guerre hideuse consomme beaucoup de soldats et va générer des mutilés et des traumatisés en quantité ce qui va jouer sur le moral des populations.

    La voie de la raison serait d’engager des négociations et c’est certainement ce qui conduit les USA/OTAN à la retenue. Si la guerre s’étendait par exemple à la Pologne via la Biélorussie, le conflit deviendrait majeur entraînant une crise économique qui ruinerait les économies occidentales. Hors les pays de l’OTAN sont plutôt en grande majorité des démocraties qui doivent intégrer ces facteurs vis-à-vis des opinions publiques.

    Amicalement,

    Philippe

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  2. Cher Guillaume, nul besoin de publier mon commentaire cette fois.
    Depuis un moment beaucoup considèrent que l’Otan n’est pas à la hauteur et aurait pu épargner bien des vies en étant plus réaliste et disons le plus courageux. Tout cela devient limite consternant. Je fais partie de ceux qui sont convaincus qu’il fut un temps, l’Otan aurait déjà lancé un ultimatum dissuasif contre l’agresseur russe.
    Faudrait-il une coalition de spécialistes occidentaux tels que vous , de différentes nationalités (France, Pologne, USA…), pour rédiger une lettre ouverte, cinglante et violente, rédigée en plusieurs langues pour la presse internationale, afin d’exposer clairement aux décideurs de l’Otan les arguments nombreux démontrant toutes les atteintes à la sécurité des membres de l’Alliance déjà causées par les décisions et les pratiques russes, qui ont déjà largement dépassé le tolérable.
    Tenter de créer un électrochoc pour que l’Otan ouvre les yeux, réagisse-enfin- à sa hauteur et retrouve le courage de ses/ces Hommes de l’Histoire qui l’ont créé… Il serait plus que temps et vous avez la plume idéale!
    Ne tergiversons pas: qu’ils soient directs ou indirects, y compris même les céréales, ce qui se passe en Afrique… Les actes insensés de la Russie constituent résolument une menace pour notre sécurité, c’est définitivement avéré.
    Les russes ont même prouvé leur incapacité à sécuriser les barrages, les sites nucléaires, nous mettant de facto en danger par leur irresponsabilité… . Quiconque peut parvenir à ouvrir les yeux de l’Alliance se doit de le faire…
    En ces temps modernes et connectés, c’est peut-être ce qu’attend l’Histoire: un rappel à l’ordre d’une communauté d’historiens et de spécialistes tels que vous…

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    1. Ta proposition n’est pas évidente mais elle me fait réfléchir…
      L’OTAN n’a pas d’autonomie politique et il s’agit bien d’une responsabilité des pays membres de décider ou pas d’intervenir directement.
      Jusqu’ici, c’est la crainte de l’escalade qui a prévalu car Poutine est face à un échec militaire et une confrontation avec l’OTAN lui permettrait de mobiliser la Russie ainsi que ses moyens nucléaires…

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      1. Ces lettres ouvertes s’avèrent indispensables et ce n’est pas l’OTAN qui doit rentrer en guerre mais armer sur armer les Ukrainiens ils doivent frapper fort, de façon précise. Il faut acculer Poutine : très fort et très vite. Les américains et les européens ont les moyens il faut juste décider et arrêter les palabres l’union fait la force

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      2. L’idée n’est pas d’attaquer la Russie, mais bien de les chasser d’Ukraine, car leurs mensonges, leurs actes et leur irresponsabilité menacent désormais la sécurité des membres de l’Alliance et plus encore.
        Et après tout, regardez (ce qu’on laisse faire): ne sommes-nous pas en train de laisser empirer la situation? La Russie exacerbe les tensions, stimule et développe la menace des États les plus dangereux: Iran, Afghanistan, Corée du Nord, Niger, on pourrait même dire le continent africain… Voilà maintenant que les russes discutent avec les talibans…. De la lutte contre le terrorisme!
        De plus, quelque soit l’issue de cette contre offensive, l’Otan ne peut plus se permettre de revenir en arrière, de laisser Poutine l’emporter: ce n’est simplement plus possible: alors pourquoi attendre après tout?
        Le laxisme fait que le Temps est devenu est un ennemi commun: plus il passe, plus la Russie de Poutine s’emploie à menacer notre sécurité par tous les moyens possibles, tout en ayant l’art de le faire de la manière la plus vicieuse qui soit.
        On se dit à un moment: mais alors qu’attendons nous pour taper du poing sur la table, en définitive? A part attendre que ce soit pire?
        Soyons vicieux, après tout, nous aussi, prenons Poutine au mot: si il considère que c’est une opération militaire spéciale, et bien l’Ukraine n’est pas en guerre et peut rentrer dans l’OTAN…Bon je force le trait là 😉
        La menace nucléaire ? Parce-que vous trouvez que laisser passer le temps semble l’affaiblir, réellement ?
        Si Poutine l’utilise, il sera condamné, il perdra son plus fort soutien, la Chine, et d’autres, et puis que ce soit maintenant, ou dans 6 mois, franchement…
        Je suis désolé, mais l’Otan ne manque plus d’arguments pour démontrer formellement que l’agression de la Russie, ses méthodes et l’obsession de Poutine ont lourdement et définitivement mis en danger les pays membres de l’Alliance, sans doute pour une bonne décennie, en attisant les tensions internationales, en exposant l’Occident à des risques majeurs.
        La faim, la pauvreté, les migrations, les déportations, les risques nucléaires, la galvanisation des autocraties, le populisme, la propagande, la désinformation, l’incitation à la haine des pays occidentaux, comme la les USA, nous, la France!…. Et j’en oublie…
        Et toute cette situation à laquelle nous sommes arrivés aujourd’hui- ce n’est que mon avis – est aussi dûe au laxisme de l’Otan, qui n’a pas été à la hauteur, il faut bien l’admettre et le rappeler, même si elle se rattrape comme elle peut: elle aurait pû être ferme plus tôt, elle aurait pu être plus réaliste et moins hésitante.
        Avouons enfin que beaucoup espéraient une bourde russe qui aurait donné un motif en or pour réagir.
        Alors oui, elle a été présente, oui elle a montré son utilité encore aujourd’hui, oui l’Europe s’est réveillée, oui on a quand même réagi… Mais trop peu, trop mollement, avec une frilosité et une impression de « bureaucratie » tellement palpables (je ne trouve pas le mot approprié).
        Encore une fois, tout cela provoque des risques et des conséquences directs et indirects devenus colossaux, pour certains. Et que dire de toute cette souffrance et toutes ces vies qui auraient été épargnées, autant ukrainiennes que russes…
        Il reste 60 jours. Oui l’Ukraine a toutes ses chances. Mais pour résumer: on attend quoi, en fait???

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  3. Bonjour Guillaume et merci encore pour cet article toujours clairvoyant. Il est certain que l’Otan ne donne pas suffisamment, pour parler sans détours. Il reste une soixantaine de jours avant que mère Nature ne gèle à nouveau le conflit, soit 8 à 10 semaines. Les F16, les Abrams et espérons-le les ATACMS arriveront début septembre, laissant entrevoir une contre offensive d’envergure qu’on pourrait qualifier de bataille décisive de 30 jours. La ou les deux prochaines semaines seront décisives dans le choix et le résultat de frappes hautement stratégiques et symboliques. Espérons que l’Otan soit réaliste et prenne enfin conscience des enjeux… Et de la deadline…

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  4. Excusez-moi mais cela tient du wishful thinking. Ca fait plus d’un mois qu’on parle de la contre offensive. J’ai l’impression qu’on va encore en entendre parler un bout de temps.

    Ils sont partis pour se battre les uns et les autres jusqu’à la fin des Mohicans…

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