Vers quoi la guerre en Ukraine nous emmène-t-elle ?

Un profond malaise et de sombres inquiétudes

Des semaines de souffrances, de destructions et de morts dont nous faisons le décompte effrayant matin et soir. Une litanie d’horreurs, que nos générations nées après la deuxième guerre mondiale pouvaient légitimement espérer ne jamais rencontrer.

Personnellement, je les imagine « sans peine », pour avoir connu notamment le siège de Sarajevo et les massacres de Srebrenica, pour avoir essuyé des tirs d’artillerie et tremblé sous les déflagrations. Nous avions assisté – impuissants, alors que nous disposions d’une incroyable supériorité militaire – au martyre infligé par les Serbes à ceux qui s’opposaient à leur domination. A l’époque, nous avions des décideurs politiques et des conseillers avisés en Realpolitik pour nous recommander de fermer les yeux, de ne pas entendre les cris, de ne plus écouter notre cœur en attendant que les bourreaux aient fini leur ouvrage.

Mais la guerre de Poutine contre l’Ukraine ne ressemble pas au conflit des Balkans, où aucune armée « étrangère » n’était intervenue pour s’emparer de l’ex-Yougoslavie. La Russie qui était alors dirigée par Boris Eltsine apportait un soutien conditionnel aux Serbes, et elle ne souhaitait pas plus que les nations européennes recréer les conditions d’une guerre qui pourrait embraser tout le continent.
Ces guerres étaient loin de nous et soigneusement limitées dans l’espace, nous les tenions à distance pour continuer à vivre dans un univers protégé. Les militaires français en particulier étaient tenus de se taire, de taire leurs engagements dont la société ne voulait pas entendre parler et ils obéissaient, pour ne pas perturber nos illusions rassurantes d’une paix perpétuelle dans notre horizon limité.

En cela, la guerre en Ukraine constitue un véritable choc, elle provoque et nourrit désormais un profond malaise, comme si nous n’avions pas eu de signaux précurseurs de la menace que représentait un dictateur comme Vladimir Poutine. De la Tchétchénie à la Syrie, de l’assassinat de ses opposants à la guerre en Géorgie, nous avons continué à le considérer comme un interlocuteur normal de notre société.
Certains hommes et femmes politiques en faisaient même une référence, de Marine Le Pen à François Fillon en passant par Jean-Luc Mélenchon (je ne cite pas Z., la figure médiatique de « l’empire » Bolloré qui n’a jamais été un homme politique).

Que faire maintenant avec ce monstre dont l’armée est défiée par les Ukrainiens, mais qui possède des possibilités de destruction massive avec ses armes chimiques et nucléaires, avec ses mensonges inouïes et sa totale absence de retenue ?

Lire aussi : Ukraine, la guerre et maintenant…

Intervenir pour faire cesser les massacres quotidiens en Ukraine ? Ce serait déclencher une troisième guerre mondiale, en tout cas européenne…

Faut-il alors se résigner pour éviter à tout prix cette confrontation ? Cette question hanta la génération de nos grands-parents quand ils tardèrent à éliminer Hitler. Mais l’arme nucléaire a modifié le « cours des choses » ou plutôt le cours de notre histoire militaire. Nous avons cru que le « parapluie nucléaire » nous protégeait de la guerre et que nos interventions militaires pouvaient se limiter à des engagements discrets au-delà de nos frontières.

Pourtant, livrer des armes et laisser rentrer des volontaires pour se battre aux côtés des Ukrainiens constituent déjà une forme d’engagement. D’ailleurs, lorsque Poutine fait bombarder une base militaire près de la frontière polonaise, c’est bien pour lancer un avertissement à ceux qui veulent alimenter la résistance et le contrer, sans s’engager directement auprès de ces Ukrainiens qui commettent à ses yeux un « crime », celui de lui résister.

Cette guerre nous surprend et nous inquiète

Nous découvrons maintenant que l’armée russe n’est pas aussi puissante que nous le croyions, mais elle est plus meurtrière que jamais. Alors que Poutine affirmait vouloir détruire les « infrastructures militaires » de l’Ukraine, son armée s’attaque en réalité aux populations civiles et à tout ce qui apparaît de plus vulnérable dans nos sociétés : habitations, hôpitaux, écoles, centres commerciaux, centrales électriques, adduction d’eau, théâtres…

Rien n’échappe à la violence de ces bombardements. Mais ils ne visent pas en réalité des lieux déterminés : ces cibles traduisent plutôt l’incapacité de l’armée russe à faire autrement qu’une boucherie, car c’est une broyeuse que Poutine a lancé contre l’Ukraine : elle doit à tout prix fermer les yeux sur ce qu’elle détruit en avançant.

Dans ces conditions, il est totalement illusoire d’écouter les arguments de l’appareil de propagande dont Poutine s’est doté pour camoufler sa violence : lorsqu’il dénonce les « violations du droit humanitaire par les Ukrainiens » ou qu’il prétend « envisager un retrait partiel », il se moque définitivement de nous.

Et il en est de même de nos « préoccupations humanitaires » que nous croyons discuter avec un dictateur, alors qu’il n’en a cure et continue inexorablement à détruire sous nos yeux, tout en affirmant « libérer » ses victimes.

Quant aux pourparlers de paix qu’il entretiendrait avec les Ukrainiens, ils permettent seulement de négocier quelques échanges de prisonniers, mais sans apporter aucun répit aux bombardements hallucinants des populations. Ce sont des faux-semblants qu’il faut se garder de considérer comme rassurants, simplement un peu plus de temps pour alimenter son offensive qui s’est enlisée.

La mobilisation des médias et de l’Europe, la résistance des Ukrainiens

Nous pouvions craindre que nos médias se détournent progressivement de la guerre que mène Poutine en Ukraine, et qu’ils reprennent un fil d’actualité abîmé déjà par une longue et ennuyeuse crise sanitaire, qu’un pouvoir immature avait d’ailleurs qualifiée de guerre.
Mais les journalistes et les rédactions couvrent avec une rare détermination cette succession d’événements odieux. Ils réalisent un formidable travail en nous empêchant de sombrer dans l’indifférence, tandis que Poutine a éteint définitivement toute liberté d’expression dans sa sphère, interdisant désormais l’information telle que nous l’entendons.

Les réseaux sociaux évoluent aussi, des évènements récents comme les frasques lamentables de Donald Trump (un autre admirateur de Poutine) avaient fait prendre conscience de leur responsabilité dans la diffusion de fausses informations. Le film « Don’t Look Up » présentait avec un humour glaçant leur dangerosité, mais désormais nous avons franchi un cap, matérialisé par l’interdiction de Russia Today et Spoutnik, des réseaux intégralement dédiés à une propagande de guerre que les médias sociaux cherchent désormais à modérer plutôt qu’à relayer.

La mobilisation européenne est de loin la seule « bonne nouvelle » de cette guerre, cette prise de conscience que notre destin est commun et qu’il n’est pas fait seulement de prospérité commerciale et financière. Nous avons besoin de sécurité globale et d’équilibre(s).
Mais la situation de l’Europe, au sens de l’Union européenne – plus tout ceux qui auraient aimé la rejoindre –, n’a jamais été aussi compliquée. Nous ne sommes pas prêts à faire la guerre à la Russie, mais Poutine fait ressurgir cette question au cœur de nos sociétés qui croyaient s’en être épargnées.

Lire aussi, Stéphane Audoin-Rouzeau : « Nous n’avons pas pris la mesure de l’événement guerrier qui vient de s’ouvrir »


Attendre patiemment l’écrasement des Ukrainiens ou l’épuisement de leurs agresseurs russes ?

Le courage et la mobilisation des Ukrainiens dépassent tout ce que nous avions pu imaginer, leur détermination à résister suscite l’admiration, mais comme l’écrit justement Stéphane Audoin-Rouzeau, nous ignorons ce que nous serions capables de faire pour résister à une semblable invasion.

Jusqu’où sommes-nous capables d’aller ? La question vaut aussi malheureusement pour le porteur de cette guerre, Vladimir Poutine. Si les agresseurs russes avaient pu s’emparer très vite – comme leur chef l’espérait – de la capitale Kiev, ils auraient pu contrôler une grande partie du pays avec des affrontements réduits.
Mais sans autre succès qu’allonger la liste des destructions et des victimes, les militaires russes se fragilisent ou plutôt, ils fragilisent le pouvoir d’un dictateur qui consomme ses ressources et ses forces pour s’emparer d’un champ de ruines. Comment Vladimir Poutine peut-il se sortir de cet échec qu’il a lui-même initié ? La résistance admirable des Ukrainiens nous emmène-t-elle vers une impasse plus dangereuse encore en acculant le dictateur russe ?


En écrivant ces lignes, je comprends mieux cette angoisse qui m’étreint ces dernières semaines, la guerre que nous voulions proscrire résonne désormais aux portes de notre société.




L’analyse géopolitique de Nicolas Tenzer, Desk Russie


Pour en savoir plus sur la situation en Ukraine, le Blog de Michel Goya, historien militaire

8 commentaires sur “Vers quoi la guerre en Ukraine nous emmène-t-elle ?

  1. Bonjour Guillaume,
    Tu nous poses ici plusieurs questions.
    Ces questions s’orientent à leur tour vers d’autres; notamment sur des sujets à prendre d’une façon plus holistiques.
    Pour ma part, je comprends que Le Président Poutine entraîne son pays et celui de son voisin dans la guerre, qu’il a certes voulu lui. Mais d’une façon plus large, il entraîne de façon indirecte d’autres pays et sur des sujets inédits. Comme celui d’une famine probable en Afrique du fait de la raréfaction du blé ukrainien, dont sont friants certains pays comme, l’Égypte, la Tunisie….La question migratoire interviendra d’une façon plus vaste encore sur d’autres pays. Comme un effet dominos. Les populations noires, vers des pays du Maghreb générant de fait des bouleversements internes à ceux-ci, déjà en proie à diverses fragilités économiques.
    L’Europe ensuite. Une Europe dont la fragilité des ententes économico-sociaux-politiques révélées par le Président Poutine avec SA guerre. Guerre qu’il mène, à mon sens, pour montrer au monde sa détermination face au refus de l’Otan, pour montrer d’autre part qu’il existe sur le plan mondial des échanges et que les russes (donc lui) n’est pas un pantin qui bouge entre les mains de financiers américains (surtout). Donc le gaz. La Russie le producteur, l’Europe le consommateur et l’Ukraine le péage. Je pense qu’il veut sauter le verrou, afin que celui-ci ne soit pas dépendant des américains. C’est à dire qu’il soit en moyen de vendre un produit qui sera soumis aux aléas des marchés financiers dont il n’a pas le contrôle.
    Après je peux me tromper aussi !!
    Je vois que le joueur d’échecs (Poutine) met les européens face à leurs contradictions. Et je trouve cela très dangereux !
    Le contexte français maintenant. Les élections présidentielles approchent à grande vitesse (Le Président Poutine le sait). Il bouleverse le lignes internes en mettant en contradictions les opposants avec ses partisans. Et des partisans français il y en a beaucoup. Marine, Eric Z. et Meluche, pour ne citer qu’eux. A savoir que 40% de français était pro Poutine avant la guerre d’Ukraine. Cette versatilité et ce discours à la fois abscons et très diffus de nos politiques est très écouté aussi au sein du pouvoir russe. C’était le cas au US au moment des élections présidentielles de 2016; les réseaux sociaux ont servi de tremplin à D. Trump et les fake news ont fusé vs Hillary Clinton.
    En fin, cette guerre est très compliquée. Et je ne vais pas m’aventurer non plus sur des terrains que je ne connais pas. Il y a assez d’experts en carton sur les réseaux pour que je n’en rajoute une couche supplémentaire. Il y en a d’autres aussi qui sont très intéressants à suivre. Comme toi par exemple.
    Merci pour ces commentaires toujours très éclairants.
    Cher Guillaume merci

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  2. Bonjour Guillaume,
    Comme partout en France et probablement chez nos voisins, les discussions vont bon train dans mes cercles familiaux et amicaux à propos de la guerre en Ukraine.
    Deux analyses très divergentes se dessinent.
    Certains affirment que la 3e guerre mondiale a déjà commencé, tandis que d’autres espèrent le conflit plus limité et croisent les doigts pour que Poutine soit l’objet d’un coup d’État interne à la Russie permettant de faire cesser le conflit.
    Le problème c’est que personne dans mon entourage n’a d’expérience militaire ni d’informations confidentielles pour mieux analyser la problématique actuelle.
    En même temps mes cercles familiaux et amicaux sont singulièrement composés de personnes fortement diplômées et ayant presque tous une expérience d’expatriation longue hors de l’Europe, et très étonnamment, le clivage entre les deux analyses ne recouvrent pas du tout les orientations philosophiques et politiques que nous nous connaissons.
    L’hypothèse la plus pessimiste que je n’ose pas trop partager commence néanmoins à me troubler, d’où cette requête interrogative vers un « libre penseur » doté d’antécédents militaires …
    Continuer à payer 600 à 700 millions d’euros chaque jour à la Russie pour leurs gaz en espérant ne pas perturber notre petit confort, tout en se donnant bonne conscience en isolant la Russie par des sanctions économiques dans le but de soutenir l’Ukraine n’est-il pas l’équivalent au 21° siècle des accords du Munich avec Hitler ?
    Et si nous cession ces achats de gaz, serait-ce suffisant ?
    Si l’analyse d’un début du conflit mondial était juste, ne devrions-nous pas immédiatement intervenir en interdisant le ciel ukrainien à l’aviation et aux missiles russes, et abattant systématiquement les appareils russes violant nos espaces aériens, et en indiquant clairement des lignes rouges (nucléaire, chimie, bactériologie) qui en cas de franchissement conduirait la guerre au cœur de la Russie ? Après avoir évidemment coupé le flux financier de l’achat de gaz pas dans 2 ou 3 ans , mais maintenant.
    Que feront les Russes si nous leur interdisons le ciel ukrainien ? Lancerait-il une attaque contre des pays de l’Union européenne et de l’OTAN ? Sur le plan militaire conventionnel et sur le plan économique, ne sont-ils pas perdants dans tous les cas de figure ? Ils utiliseraient des armes nucléaires ? Mais dans ce cas, nous ferions pareil, il y aurait de grandes villes européennes et russes rasées … et tout s’arrêterait ensuite, non ?
    Est-ce plus risqué que la position munichoise ?
    That is the question ….
    Didier (Marseille)

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    1. La réponse est difficile, elle repose sur une analyse des risques et une rationalité qui n’est clairement pas la même que celle de Vladimir Poutine.
      Imposer une zone d’exclusion aérienne est un acte de guerre qui nous emmènerait directement à une confrontation OTAN / Russie. Il est peu probable que Poutine accepterait de s’arrêter et de reculer, car il perdrait vraisemblablement son autorité (et sans doute bien plus que cela).
      Il pourrait réagir dans un affrontement « classique » en bombardant des installations de l’OTAN en Europe, en faisant vraisemblablement de nombreuses victimes civiles. L’escalade serait très risquée, car s’il se sentait en infériorité il pourrait recourir alors à des armes non conventionnelles, chimiques ou nucléaires, et nous rentrerions alors dans un scénario de destruction massive…
      A mon sens le seul moyen d’arrêter Poutine désormais est de l’éliminer lui.

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    2. La grande absente c est bien L ONU et sa totale et indécente impuissance. En totale infantilisation. Réduite à l indignation digne d un café international du commerce. Helas Maurice Bertrand avait bien raison de me rappeler l indifférence des citoyens devant la nécessité des réformes qui aboutiraient à l impossibilité technique des conflits armés

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  3. Eric Plasman

    Tout l’art de la diplomatie européenne sera de trouver une solution qui permettra à Poutine de pas (trop) perdre la face… Même si cela doit se faire au détriment des Ukrainiens. La paix sur le continent européen sera à ce prix… En effet, Poutine n’est pas fou et est même d’une intelligence certaine. Mais il est terriblement orgueilleux et très imbu de sa personne… Et comme il est seul aux commandes…

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    1. La folie d’un homme fut-il dirigeant est difficile a définir. Il y a en psychiatrie beaucoup de nuances. Sans être psychiatre (mais néanmoins médecin) je dirais que Poutine est un psychopathe et je rappellerais que pathologie psychiatrique et intelligence sont deux choses indépendantes. Il n’y aucun chance de raisonner avec un psychopathe afin d’obtenir qu’il cesse des actions violentes. Seule la contention est efficace, et probablement le rapport de force. Il a surement des spécialistes des psychopathes devenus chef d’États et cela m’intéresserait de connaitre leurs avis ! Je ne suis pas sur que les heures que notre Président consacre à échanger avec Poutine soient pertinentes, mais en même temps (si j’ose dire) je soutiens comme une très grande majorité de compatriotes, y compris de son opposition, sa démarche active … Toujours est-il qu’il va falloir sacrement se méfier d’un nouveau Munich.

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  4. Il y a presque 5 ans,le nouveau président Macron,
    recevait à l’Elysée,son premier Chef d’État,Vladimir Poutine.
    Ce dernier avait,pourtant, déjà beaucoup de sang sur les mains!

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