Le négationnisme à l’université : Judi Rever à Anvers, Charles Onana à Lyon.

Je publie cet article de Jos van Oijen qui rappelle combien les propos négationnistes arrivent à se faire une place au cœur de l’université alors qu’ils sont totalement en contradiction avec les principes mêmes de la recherche académique. 

La version de l’histoire de Rever comme de Onana est très similaire à celle que nous entendons depuis vingt-cinq ans des extrémistes qui ont préparé, exécuté puis nié le génocide des Tutsis au Rwanda. Dans leur esprit, les victimes sont des bourreaux, les Tutsi ont organisé leur propre génocide, l’indécence n’a plus de limites. 

Je suis profondément indigné que ces auteurs puissent exprimer leurs thèses nauséabondes. Ils ne participent à aucun débat utile pour comprendre le dernier génocide du XX° siècle, ils sont la honte de nos sociétés quand elles sont incapables de les faire taire. 

Judi Rever et les principes académiques
22/10/2019

Au mois d’octobre, Judi Rever, négationniste du génocide des Tutsi rwandais, a donné des conférences dans des universités flamandes sans réponse compétente. Comment cela s’inscrit-il dans les principes académiques de vérité et d’honnêteté?

Par Jos van Oijen

« Les principes de vérité et d’honnêteté sont considérés comme fondamentaux pour une communauté d’érudits. » Cette devise figure sur le site de la Katholieke Universiteit Leuven, une des universités. Là même où le journaliste canadien Judi Rever, entre le 9 et le 12 octobre dernier, a développé ses théories révisionnistes sur le génocide contre les Tutsis. Quelle ironie au regard de la devise, car très peu d’experts rwandais qualifient son travail de « vrai » ou « honnête ».

Connaisseurs rwandais

L’intrusion de Rever dans un environnement universitaire a provoqué un certain émoi sur le terrain. En l’espace de deux jours, soixante experts du génocide du monde entier, allant d’acteurs expérimentés tels que le général Romeo Dallaire à des historiens renommés tels qu’Hélène Dumas, ainsi que des organisations de prévention du génocide, avaient exprimé leurs préoccupations dans une lettre commune aux Rectores Magnifici:

« [Judi Rever] … ne fournit pas la moindre preuve de ses accusations sensationnalistes tout en ignorant une profusion de témoignages et de documents accessibles », écrivent les experts évoquant  » les preuves accumulées au cours des 25 dernières années par des universitaires et des journalistes. »

D’autres scientifiques spécialisés ont choisi de manifester sur les médias sociaux. Bert Ingelaere, qui travaillait lui-même à l’Université d’Anvers, l’un des lieux où Rever donnait une conférence, envoya des tweets contenant des liens vers des publications scientifiques critiquant le travail et les idées de Rever. Il conclut ainsi :

« Et oui, compte tenu de ce qui précède, je trouve complètement dénué d’esprit académique et donc irresponsable de laisser Judi Rever parler de ce sujet dans les universités sans organiser un vote académique sur ce qui est avancé et l’argumentation en question. »

Claudine Vidal, historienne française, partage cet avis: « Du point de vue de la recherche universitaire, il y a beaucoup à dire sur le livre de Judi Rever. Il est incompréhensible qu’une université l’invite sans qu’elle soit confrontée à cette critique. Entièrement d’accord avec Ingelaere. « 

La critique n’est pas si surprenante car la version de l’histoire de Rever est très similaire à celle que nous entendons depuis trente ans des extrémistes qui ont préparé, exécuté puis nié le génocide des Tutsis rwandais. Les universités ne proposent pas non plus un kit de vaccination contre le virus négationniste du climat ou de l’holocauste devant un groupe d’étudiants et de parties intéressées, sans obtenir de réponse professionnelle.

Cœur de métier

Pour les connaisseurs, les révélations sensationnelles de Rever n’ont rien de nouveau. Toutes ces dernières années, elles défilent, chaque fois emballées de façon différente. Et chaque fois, les détails sont tout aussi facilement attribuables aux publications extrémistes rwandaises des années 90. Mais pour ceux qui connaissent peu ou pas le génocide – tels que les organisateurs des conférences en Flandre – ces histoires semblent nouvelles et révélatrices.

Avant la première lecture, les choses tournaient terriblement mal. Les annonces que les universités d’Anvers et de Louvain ont placées sur leurs sites Web et diffusées via les médias sociaux consistaient en grande partie en un texte promotionnel de l’éditeur de Rever, ce qui n’est pas correct en termes de contenu. Qu’il s’agisse d’un texte publicitaire dissimulé n’a pas été reconnu en tant que tel par les coorganisateurs qui y ont apposé leur nom.

À la KU Leuven, pas moins de quatre professeurs ont signé le message publicitaire. Ce faisant, ils ont, avec peu de respect pour les principes de vérité et d’honnêteté, laissé entendre à tort que le texte en question consistait en une information scientifiquement justifiée. En outre, des enquêtes ont révélé que les signatures elles-mêmes n’avaient pas été effectuées avec beaucoup de soin.

Arnim Langer, l’un des quatre signataires, m’a informé par courrier électronique qu’il n’était pas du tout impliqué dans l’organisation et ne connaissait rien du Rwanda. Marc Hooghe, un autre signataire, n’est pas non plus un expert du Rwanda, mais une personne qui a été réprimandée à plusieurs reprises pour inconduite scientifique. On ignore pourquoi il est toujours professeur.

Le professeur de droit Stephan Parmentier a agi en tant que personne « de contact ». Bien qu’il soit bien considéré, Parmentier n’est pas non plus spécialiste du Rwanda.

Le quatrième « professeur » est l’ancien journaliste de télévision Peter Verlinden. Sur Twitter, il a révélé que l’initiative de la tournée de Rever venait de lui. L’implication de Verlinden est révélatrice. Bien que Verlinden soit le seul organisateur qui connaisse le Rwanda, il ne se distingue pas comme quelqu’un qui respecte bien les faits.

Verlinden relaie régulièrement les allégations les plus absurdes, sans pour autant fournir une source pertinente. Par exemple sur des meurtres de masse au Rwanda que personne d’autre ne connaît. Ou que les Interahamwe (la milice hutu responsable d’une grande partie du génocide) auraient été composés de Tutsis – une suggestion qui rejoint la propagande extrémiste qui suggère que les Tutsis se sont suicidés collectivement.

Verlinden cherche vainement depuis vingt-cinq ans des preuves d’un deuxième génocide au Rwanda. Le livre de Judi Rever lui est venu comme un cadeau du ciel. Depuis lors, il semble que la promotion de Rever et de son livre, ainsi que la diffamation de ses critiques, soient devenues le cœur de métier de Verlinden.

Professeurs perdus

Ici, nous sommes au cœur des problèmes qui surviennent dans ce genre d’affaires. Dès que les professeurs quittent leur propre domaine de connaissances, ils ne sont en fait que des laïcs et en connaissent autant ou aussi peu que tout citoyen. S’ils ne le savent pas, ils risquent d’être manipulés par des experts en communication formés et expérimentés, dont les objectifs sont cachés, tels Verlinden et Rever. Pour un étudiant, journaliste ou un homme politique peu méfiant, croyant que les professeurs savent ce qu’ils font, c’est difficile à imaginer.

Aux Pays-Bas, nous avons également des exemples de professeurs un peu désorientés qui sous-estiment la complexité du génocide des Tutsis rwandais de 1994 et les questions connexes, qui ne manquent pas de se tromper de façon spectaculaire. Un exemple classique est la lettre ouverte du NRC à Fred Teeven, alors secrétaire d’État, à propos d’un groupe de suspects de génocide trouvé aux Pays-Bas. Plusieurs professeurs non spécialisés ont eux-mêmes été convaincus de signer le document.

Parce que ces messieurs érudits l’ont fait en énonçant leurs positions académiques, ils ont faussement donné l’impression que la lettre ouverte s’appuyait sur des connaissances scientifiques intéressantes. Mais en réalité, cette « sagesse » s’appuyait sur des reportages superficiels dans les médias qui, rétrospectivement, se sont révélés inadéquats, comme cela a été démontré dans une série d’affaires judiciaires. Quelques erreurs majeures n’en ont pas moins influencé l’opinion publique pendant des années.

À l’époque, le texte trompeur, tout comme le texte publicitaire et les conférences de Rever, soulevait des questions sur les principes « de vérité et d’honnêteté » des universitaires. Cela n’a-t-il pas été supervisé? N’y avait-il pas de normes éthiques pour les scientifiques ou l’Organisation nationale pour l’intégrité scientifique (LOWI)? Mais lorsqu’on l’a interrogé, le LOWI a déclaré que les règles de conduite ne s’appliquent pas à de tels cas. Ils s’appliquent uniquement à la recherche universitaire. Ce que font par ailleurs les scientifiques, même s’ils répandent de fausses nouvelles dans les médias, serait leur propre affaire.

Plagiat et désinformation

Même des cas concrets d’atteintes à l’intégrité, tels que le plagiat, peuvent être négligés selon cette philosophie. Au début de cette année, j’ai découvert un tel exemple à l’Université de Gand (UGent). Patrick van Damme, professeur de culture des plantes tropicales, avait rédigé une critique d’un livre sur le génocide. Ce n’était pas son domaine. Plus de la moitié de son texte était « empruntée » à d’autres auteurs, y compris un article – de moi-même – de Ravage. Pour aggraver les choses, le professeur avait mis en exergue des pièces originales contenant les erreurs les plus bizarres.

Le comité d’intégrité scientifique (CWI) d’Ugent n’a pas vu le problème. Le fait que l’article ait été publié dans Afrika Focus, un magazine spécialisé de l’Université de Gand, était également à ses yeux sans importance. La logique du CWI était à peu près la même que celle du LOWI : l’article de Van Damme ne portait pas sur la recherche. Malgré le plagiat et la désinformation, il ne relevait donc pas du code de déontologie de la pratique scientifique, mais du registre des « opinions » et du « débat scientifique », des catégories dans lesquelles la liberté d’expression s’appliquerait.

« Débat » et « liberté d’expression » étaient également les mots magiques dans l’affaire Rever pour passer sur les principes de « vérité et d’honnêteté ». « L’essence de cet événement est le débat contradictoire », m’a informé par courriel le coorganisateur Parmentier, de la KU Leuven. « Basé sur des arguments solides et sans préjudice, dans un contexte académique. »

Parmentier expliqua clairement sur le site Web de sa faculté les interlocuteurs qu’il jugeait légitimes : lui-même et Johan Swinnen, ambassadeur de Belgique jusqu’au début du génocide au Rwanda. En pratique, rien n’est venu d’un débat. Selon Parmentier, le texte publicitaire incriminé était « une version approximative » qui serait légèrement modifiée en vue de ses corrections de fond. Je n’ai rien vu de ces changements.

Willem Lemmens, professeur de philosophie à l’université d’Anvers, n’a pas voulu répondre aux questions concernant le texte publicitaire et l’absence d’un expert lors de la conférence, qu’il a qualifiée de « collège de discussion ». Il a toutefois fait connaître son opinion personnelle. « Comme tous les citoyens du monde occidental libre, Judi Rever a le droit de parler et peut être entendue. » C’est une remarque superflue car personne ne conteste ce droit.

Lemmens a ajouté qu’il ne voyait aucune raison de douter de l’expertise de Rever et Verlinden. Il est donc tombé dans le même piège que Parmentier et les autres professeurs non spécialisés. Après tout, il est inutile de supposer quelque chose à propos d’un domaine de connaissance dont vous ne connaissez rien, sans tenir compte des arguments de tous ces connaisseurs rwandais qui remettent en question le savoir-faire des journalistes susmentionnés.

« Prostituées intellectuelles »

Judi Rever n’est pas une experte, bien que Peter Verlinden tente de créer cette impression en affirmant sur toutes sortes de forums qu’elle aurait investi vingt ans de recherche dans son livre. Selon ses propres mots, elle n’a commencé ce « travail » que fin 2012/début 2013. Auparavant, elle n’avait écrit qu’un seul article pertinent sur le sujet : une interview pour l’Agence France Presse en 2010 avec Luc Coté à propos d’une enquête des Nations Unies sur des crimes de guerre au Congo.

Les préparatifs de son livre paru l’année dernière en néerlandais sous un titre qu’on peut traduire en français par La vérité sur le Rwanda, sont fondés sur des contacts dans la diaspora rwandaise en Belgique, notamment avec des rivaux du président Kagame, tels que Faustin Twagiramungu, ancien Premier ministre. Ces personnes l’ont aidée à entrer en contact avec des informateurs, écrit-elle dans son livre. En 2013, elle a commencé à publier les premiers articles critiques après que Twagiramungu lui ait fourni un lot de documents au Canada.

Rever a à peine consulté des sources fiables, très largement disponibles après vingt-cinq années de recherche universitaire et juridique. Elle n’a pas vérifié les récits de ses informateurs, même s’ils s’opposent souvent aux résultats des enquêtes judiciaires, s’ils sont contradictoires avec les déclarations d’autres témoins ou criminologues et s’ils sont incompatibles avec des considérations pratiques.

Outre la propagande recyclée à laquelle j’ai fait allusion, cette approche unilatérale et naïve a donné lieu à des observations utiles et à des déclarations de témoins, mais au final, une grande partie de ses informations factuelles se révèle, après analyse de fond, tout simplement dénuée de réalité, voire techniquement impossible.

Les principes apparemment obsolètes de « vérité et d’honnêteté » dicteraient qu’un débat contradictoire vise à distinguer les faits de la fantaisie. À présent, les conférences n’étaient que polarisées: d’une part en quelque sorte « l’église avec des croyants » – les disciples de Rever et Verlinden, y compris les professeurs non spécialisés qui ne posaient pas de questions critiques pertinentes – et, d’autre part, ceux qui, après des années d’études, ne sont pas sans faille, mais qui maîtrisent suffisamment le dossier pour pouvoir dire quelque chose de significatif à ce sujet.

Selon l’expression flamande bien connue, Rever et Verlinden « s’en fichent comme d’une saucisse ». Verlinden a remercié les critiques sur Twitter pour avoir généré une attention supplémentaire pour le livre, révélant ainsi les motivations de son initiative. Rever s’est amusée à abuser de scientifiques critiques tels que Bert Ingelaere sur Twitter et en citant un article de Patrick Mbeko, un négationniste du génocide bien connu. Il décrit les soixante connaisseurs du Rwanda signataires de la pétition comme des  » prostitués intellectuels au service d’une cause nauséabonde « . En d’autres termes: payés par Kagame – l’accusation standard d’accusateurs sans arguments.

Quand j’ai demandé aux coorganisateurs si c’était le genre de débat qu’ils avaient en tête lorsqu’ils avaient invité Rever, il n’y a pas eu de réponse.

Cet article est disponible en flamand, https://www.ravage-webzine.nl/2019/10/22/judi-rever-en-de-academische-principes/

PS : une « journaliste », Natacha Polony, qui avait repris des propos négationnistes lors d’un débat sur France Inter, est renvoyée en décembre 2020 devant le tribunal correctionnel.
C’est la première application en France de la loi contre le négationnisme étendue à tous les génocides (2017).

3 commentaires sur “Le négationnisme à l’université : Judi Rever à Anvers, Charles Onana à Lyon.

Votre commentaire

Entrez vos coordonnées ci-dessous ou cliquez sur une icône pour vous connecter:

Logo WordPress.com

Vous commentez à l’aide de votre compte WordPress.com. Déconnexion /  Changer )

Image Twitter

Vous commentez à l’aide de votre compte Twitter. Déconnexion /  Changer )

Photo Facebook

Vous commentez à l’aide de votre compte Facebook. Déconnexion /  Changer )

Connexion à %s

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur la façon dont les données de vos commentaires sont traitées.