J’apprécie de pouvoir commenter sur des chaînes spécialisées dans l’info, comme BFM TV et LCI, la guerre en Ukraine. Pourtant je ne suis pas un expert militaire, encore moins un spécialiste de la Russie ou de l’Ukraine, mais j’aime comprendre l’impact de ce sujet – terrible – sur notre société qui se croyait exemptée de guerre depuis la fin de la guerre d’Algérie, cette « dernière » guerre qui à l’époque n’était d’ailleurs pas qualifiée de cette manière…
La France a participé en réalité à 32 guerres depuis 1962, sans jamais reconnaître une seule fois « être en guerre », et notre monde s’éloignait inexorablement du fait militaire. La société n’y portait quasiment plus aucun intérêt, la direction de ces opérations était discrètement monopolisée par l’Elysée et les militaires se taisaient. Ces derniers aimaient se plaindre en privé de cette situation, tout en se gardant de remettre en cause cet « ordre établi », au risque de sombrer dans l’oubli…
Aussi, ce conflit déclenché par la Russie de Vladimir Poutine contre l’Ukraine, à la consternation générale, n’en finit pas de déstabiliser cet ordre, de déstabiliser nos convictions de vivre dans une Europe qui ne se sentait plus concernée par le phénomène le plus destructeur de notre humanité, la guerre.

La dernière génération à avoir été formée pour cette guerre
De 1985 à 1989, ma promotion d’officiers a été formée à Saint-Cyr puis dans les écoles d’arme, à Draguignan pour l’artillerie et à Saumur pour la cavalerie. Nous avons constitué la dernière génération à se préparer au « combat blindé » pour un affrontement fatidique avec l’armée du pacte de Varsovie, sous domination russe.
Lorsque ma génération est arrivée en régiments, cette situation a implosé sous nos yeux : le mur de Berlin s’est effondré, puis le pacte de Varsovie et la toute-puissante URSS ont disparu.
Nous avons alors mené, pendant plus de trente ans, des opérations qu’il ne fallait pas appeler « guerre » mais « intervention extérieure », dont la forme évoluait sans cesse et nous surprenait à chaque engagement.
Leurs seuls points communs étaient l’incertitude, le chaos et la volonté de limiter ces conflits pour qu’ils n’atteignent en aucun cas notre territoire. Et si par malheur des combattants adverses – car nous n’avions plus « d’ennemis » – lançaient des attentats sur notre sol, nous prenions soin de bien les séparer de ces interventions militaires que personne ne comprenait, faute de débats mais aussi d’intérêt dans notre société.
Les interventions extérieures ont fait oublier cette menace de guerre
Mes compagnons d’armes se battaient sur des fronts informes, des Balkans à l’Afghanistan, du Rwanda à la Centrafrique, de la Libye à la Syrie, en s’efforçant de tenir à distance ce phénomène de guerre, en protégeant nos concitoyens d’un péril qui ne devait plus les affecter.
Pendant ces trois dernières décennies – presque deux générations – nous avons dressé un paravent pour masquer ces dangers qui ont même fini par nous sembler de plus en plus éloignés.
Et ma génération d’officiers a mené toute sa carrière militaire dans ce contexte auquel elle n’avait assurément pas été préparée.
Nous avons « inventé » ces interventions extérieures sans pouvoir vraiment les définir, sauf qu’elles ne ressemblaient en rien à ce que nous avions appris être « la guerre », un affrontement de blindés et de canons, de bombes et de missiles.
De quoi la guerre en Ukraine sonne-t-elle le glas ?
Ce conflit lancé par Poutine contre l’Ukraine, cette guerre de destructions massives et de pertes colossales – elle a déjà fait en trois mois plusieurs dizaines de milliers de morts et des centaines de milliards de dégâts – marque-t-elle le retour d’un affrontement « classique » opposant des armées de blindés et de canons, de cavaliers et d’artilleurs ?
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En France, mes camarades ont construit en trois décennies un modèle d’armée que le budget militaire consacré par le président Macron a renforcé.
Ce modèle constitue aujourd’hui la dernière armée « puissante » en Europe, et pourtant démunie face à ce conflit, quand toutes les autres nations se sont laissées progressivement atteindre par le désarmement silencieux : pourquoi investir dans des forces armées qui semblaient de plus en plus inutiles, reliques d’un passé belliqueux ?
Même la Grande-Bretagne qui se targue de son activisme militaire n’a en réalité plus d’armée, tandis que l’Allemagne l’avait carrément oubliée.
Le désarmement silencieux d’une Europe prospère
Cette génération d’officiers – celle que j’ai laissée à mi-parcours pour rejoindre le monde des entreprises dont j’étais issu – occupe désormais ses derniers postes. Mes compagnons d’arme achèvent une carrière militaire marquée par la multitude des engagements extérieurs et l’éloignement de la guerre, alors ils se demandent aujourd’hui de quoi cette guerre contre l’Ukraine est le nom.
Est-ce la fin d’une génération qui pensait que les opérations extérieures devaient éloigner la guerre le plus loin possible de nos sociétés endormies par leur prospérité ?
Assistons-nous pour autant à l’entrée dans une nouvelle ère, celle de nations convaincues du besoin de regrouper leurs ressources pour défendre leur sécurité, celle d’une Europe qui prendrait enfin conscience que seule sa taille peut la protéger des menaces qui jamais n’ont pu être anticipées ?