Loin des apparences, l’Ukraine pourrait renverser la situation…

A firefighter washes up his face as he works at a compound of a printworks hit by Russian missile strikes, amid Russia’s attack on Ukraine, in Kharkiv, Ukraine May 23, 2024. REUTERS/Valentyn Ogirenko TPX IMAGES OF THE DAY

Sur un théâtre de guerre, ce qui est voyant n’est pas important, et j’ai plutôt confiance dans ce qui pourrait se passer désormais en Ukraine après des mois d’offensives russes… sans succès.

Du côté de la Russie de Poutine, après deux années et trois mois de guerre contre un pays voisin qu’elle croyait avaler par simple décapitation, la situation réelle de l’armée russe est un échec qui se manifeste concrètement par une purge de grande ampleur de son commandement.

Le ministre de la défense russe, pourtant proche de poutine, a été limogé et son entourage est consciencieusement viré, jour après jour, avec la brutalité habituelle du maître du Kremlin, qui a toujours entretenu une relation de mépris pour ses militaires surtout quand ils ne lui permettent pas de gagner…

Une purge de l’armée russe qui sanctionne son échec

Cette purge, sans équivalent en Russie depuis le début de son opération militaire spéciale contre l’Ukraine, est moins la manifestation d’une volonté de changement que la traduction d’un échec caractérisé : l’offensive à tout crin de l’armée russe depuis octobre 2023 n’a pas réussi, elle a repoussé de quelques kilomètres la ligne de front sans jamais percer, au prix de pertes exorbitantes.

À ce rythme, là, il faudrait plus de 10 ans à l’armée de Poutine pour espérer arriver à conquérir l’Ukraine, avec un effort continu et soutenu de toute la société russe…

Encore une démonstration nucléaire qui camoufle mal le manque de puissance de l’armée de Poutine

Bien sûr que le maître du Kremlin affiche exactement le contraire, mais la réalité est qu’il s’inquiète de la situation de son armée, très abîmée par ces plus de deux années de guerre et par son incapacité à défaire la résistance ukrainienne.

La démonstration renouvelée fin mai – pour la énième fois – de sa capacité à utiliser des armes nucléaires tactiques sur le terrain (des armes nucléaires dites de faible puissance, mais des milliers de fois plus destructrices que toutes les armes utilisées sur le champ de bataille, et donc inutilisables) est aussi la manifestation d’une faiblesse chronique de l’armée de Poutine, qui ne débouche pas dans son attaque « conventionnelle » malgré l’ampleur des moyens dédiés et des pertes consenties, en centaines de milliers d’hommes.

L’avantage change de camp

La crainte par Poutine de la suite des évènements en Ukraine est liée au retournement de situation qui se déroule actuellement et qui sera probablement effectif pour le mois de juin : une aide militaire américaine massive a repris depuis fin avril et permet de réarmer des unités ukrainiennes, qui sont pour l’instant gardées en réserve. L’Ukraine bénéficie aussi de l’arrivée sur le terrain des armements que l’Union européenne est enfin capable de livrer, combinaison d’achats de matériels classiques sur le marché international (comme des obus d’artillerie) et de la prise de conscience de l’importance de ce conflit pour sa propre sécurité…

Pour compléter le tableau du renforcement de l’Ukraine, il faut rajouter la mise en service opérationnel des F16 à partir du mois de juin. Ces avions de combat ne sont pas réellement importants en soi – ils ne constituent pas des armes de domination –, mais ils sont d’abord des plates-formes d’emport d’armements qui eux sont fournis principalement par les États-Unis.

Le fait que les F16 puissent enfin mener des interceptions à moyenne distance contre les bombardiers russes qui lâchent, en grand nombre, des bombes planantes à une cinquantaine de kilomètres de la ligne de front change la donne. Par ailleurs, ces F16 pourront aussi mener des frappes aériennes nombreuses, avec des bombes guidées beaucoup moins sophistiquées et coûteuses que les missiles de type Scalp. Pour donner un ordre d’idée, les frappes pourront être multipliées par 10 à 20 fois, en plus du fait qu’elles pourront être conduites sur des espaces beaucoup plus étendus que ne peuvent le faire des lanceurs terrestres qu’il faut déplacer à chaque fois.

Un enjeu pour la présidentielle américaine aussi

La combinaison de ces trois facteurs (aide massive américaine, mobilisation des Européens et arrivée des F16) rééquilibre les forces au profit de l’Ukraine qui, par ailleurs, mène une réorganisation importante de ses forces pour optimiser des ressources humaines qui sont structurellement moins importantes que celles dont dispose la Russie.

De juin aux élections américaines en novembre, les Ukrainiens disposent de 5 mois pour déstabiliser le front alors qu’ils ont parfaitement conscience qu’ils n’ont pas les moyens de chasser totalement l’armée russe qui a envahi 20% de leur territoire. Cette échéance est d’autant plus importante qu’un succès ukrainien serait un argument majeur dans la campagne électorale de Joe Biden aux États-Unis, qui a échoué par ailleurs à stopper la guerre de Netanyahou contre Gaza.

« Percer » sous toutes ses formes pour déstabiliser la situation

Défaire Poutine permettrait de terminer cette guerre. L’armée ukrainienne, même aidée massivement, n’a pas les moyens d’étendre ce conflit en Russie (ce que d’ailleurs personne ne souhaite), ni même de chasser les centaines de milliers de soldats russes consacrés (consommés) à cette invasion. Mais le pouvoir de Poutine sera immédiatement remis en cause par son propre régime s’il était pris en flagrant échec dans cette guerre qu’il a déclenchée et dont il supporte de fait la responsabilité.

Les Ukrainiens peuvent donc viser, pour déstabiliser le pouvoir de Poutine, une « percée » qui remette en cause sa maîtrise de la situation, une percée physique ou symbolique qui fasse douter au sein même du pouvoir russe de l’issue de ce conflit.

Ce pourrait être une percée militaire sur le front qui fait plus de 1,000 km de long et qui reste difficile à stabiliser, surtout si les Ukrainiens arrivaient enfin à concentrer leurs efforts sur un point plus fragile en combinant leurs forces terrestres et l’arrivée des F16.

Ligne de front en Ukraine au 24 mai 2024 (ISW)

« Percer » en termes militaires veut dire passer de l’autre côté des « lignes ennemies » et donc pouvoir provoquer un mouvement de désorganisation, voire de panique dans un dispositif russe qui ne brille pas par sa souplesse. C’est l’effet « débâcle » que recherchait la contre-offensive ukrainienne de l’été 2023, mais sans avoir suffisamment concentré ses moyens pour obtenir autre chose que faire reculer la ligne de défense russe. Un échec semblable à celui que connaît l’armée russe aujourd’hui, qui n’arrive pas à percer et s’enlise dans un combat dévastateur pour ses propres troupes, sans obtenir de déstabilisation de la situation.

La Crimée, un échec qui serait fatal à Poutine

Une autre « percée » possible pour les Ukrainiens serait de rendre invivable la péninsule de Crimée et de provoquer un exode massif et voyant de sa population, paniquée à l’idée d’être bombardée ou simplement menacée de l’être. La destruction du pont de Kertch – dit « pont Poutine » – serait probablement du même effet.

Il est notable que les Ukrainiens concentrent leurs tirs dans la profondeur, notamment avec leurs missiles ATACMS, sur les infrastructures militaires en Crimée. Une percée en Crimée serait probablement fatale à Poutine, même sans invasion de la péninsule, tant le pouvoir de ce dernier repose sur la peur qu’il inspire. L’été sera donc crucial en Ukraine, et la Crimée pourrait jouer un rôle clef.




Pour approfondir,

Guerre en Ukraine : pourquoi la Crimée reste la priorité de Kiev (Cédric Pietralunga dans Le Monde)


Suivre la situation sur le front avec Macette @escortert

22 commentaires sur “Loin des apparences, l’Ukraine pourrait renverser la situation…

  1. Erratum: pardon, quand je mentionnais « détruire » pour l’enclave de Kaliningrad, je me référais exclusivement à son port, pas le territoire bien sûr. Un Gaza ça suffit…

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  2. Bonjour Guillaume,

    Merci pour vos articles et votre ténacité. Ce dernier article explique une fois de plus à quel point il sera difficile, voire impossible ?, aux forces ukrainiennes de percer les 1’000 km de front. Si on ne peut surmonter l’obstacle, alors il faut le contourner, choisir, comme vous l’expliquez, des points de percée, suffisamment douloureux pour permettre à l’Ukraine, et ses soutiens, de négocier favorablement une résolution du conflit avec la Russie. Vous mentionnez très pertinemment la Crimée dans son ensemble, déjà fortement fragilisée par la neutralisation d’une grande partie de la marine russe, et encore plus spécifiquement le Pont de Kerch. Que penseriez-vous alors de la pertinence/faisabilité d’objectifs encore plus spécifiques hors de ce front ? Je pense notamment à: 1/La base de Sébastopol (à la Pearl Harbour) 2/le port/l’enclave de Kaliningrad, à détruire, bloquer, ou encercler 3/la base de Lataquié. Certes ces objectifs demanderaient le concours de forces non ukrainiennes, mais n’est ce pas la direction qui à terme finira par être prise ? Il ne s’agirait pas de livrer la guerre à la Russie, il s’agit là de théâtres ponctuels non métropolitains, mais simplement de constituer une monnaie d’échange suffisamment puissante… Merci pour vos observations. Jean Mehdi Azuelos

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      1. Si jamais Putin s’en prenait à un des états baltes (cf « les petits pays de l’OTAN à forte densité de population ») c’est pourtant Koenigsberg, qui n’a pas une si grande antériorité dans l’empire russe, qu’il faudrait vite prendre en gage…

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      2. Bonjour Guillaume,

        Merci pour votre réponse. Bien sûr compliqué, militairement et diplomatiquement. Je réfléchissais en termes de coûts/bénéfices purs. Libérer 20% du territoire ukrainien: quel coût ? Et serait-ce faisable sans à terme augmenter l’implication des forces non ukrainiennes, déjà en marche ? Un blocus/neutralisation de Kaliningrad: quel coût ? Et pourquoi laisser à Poutine le monopole du fait accompli ? Là il viendrait discuter avant d’envoyer ses missiles nucléaires. Aujourd’hui il n’a malheureusement aucune raison/envie de discuter…

        Belle journée à vous JMA

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  3. Il faut que l’Ukraine renverse l’armée russe afin de protéger les pays de l’OTAN.

    Si non, la 3ème guerre mondiale devient inévitable.

    S. Cazeneuve

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  4. Bonjour Guillaume, merci pour cet excellent article, encore une fois.
    J’admire ton optimisme et j’espère de tout cœur que tu voies juste. Mais je serais malheureusement plus réservé.
    En revanche, je suis sidéré par l’attentisme occidental.
    Quand est ce que l’Otan aura enfin appris à faire une addition pour calculer la somme de tous les méfaits de la Russie? On pourra peut-être alors espérer une réaction digne de son existence…
    Attentats en Europe, sabotages, désinformation, brouillages GPS, provocations, double frappes sur les secours, crimes de guerre, crimes contre l’humanité, déportation d’enfants… MAIS QUE FAUT IL DE PLUS POUR LEGITIMER UNE INTERVENTION ? Je trouve ça ahurissant…
    Autoriser l’Ukraine à frapper la Russie avec les armes occidentales et protéger son ciel ne sont à mes yeux que des mesurettes supplémentaires distillées qui ne font qu’augmenter notre auto humiliation et faire transpirer la peur de nos dirigeants d’affronter la réalité.
    De toutes façons, à cause de notre laxisme, nous ne faisons que perdre du temps et donc on laisse la situation s’empirer, et donc nous créons nous-mêmes les conditions d’une intervention occidentale inéluctable et plus dangereuse.
    Mais surtout, combien de vies aurions-nous épargné…
    Les fondateurs de l’Otan doivent se retourner dans leurs tombes…
    A mon sens, il faudrait qu’une poignée de dirigeants se coordonnent pour taper du poi’g sur la table et demander à l’Otan de se réunir pour enfin s’accorder sur une réponse appropriée.
    Ou la formation d’une coalition sous bouclier OTAN.

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  5. Cette guerre montre que l’Ukraine, avec les armes soviétiques, étaient une des composantes essentielles de la force de l’armée soviétique.

    Aujourd’hui, avec les armes occidentales, l’Ukraine montre que son esprit combatif, jadis au service de la Russie soviétique, fait jeu quasi égal avec l’armée russe.

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  6. bonjour Mr Ancel,
    tout comme vous je souhaite une victoire de l’Ukraine face à son envahisseur et que les Alliés renforcent véritablement et fortement les UKR

    cependant j’ai des doutes sur une ou plusieurs défaites de l’armée russe qui conduiraient à un effondrement du régime, parce qu’entre autres les médias sont tellement contrôlés et que le peuple russe est sous influence de la propagande.

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    1. « le peuple russe est sous influence de la propagande » C’est pire que cela. Dans une grande majorité, le peuple russe adhère sincèrement à la restauration de la Russie impériale prônée par le Régime poutinien dans un esprit revanchiste. Dès l’école, le petit russe apprend à révérer la puissance et les bienfaits de l’Empire (sans en identifier de limites territoriales autres qu’historiques et temporaires). Suite à cette précoce inoculation, la propagande n’est plus qu’un rappel régulier entretenant le mythe d’une Russie assiégée et agressée, mais toujours victorieuse.

      Avec mise en écho de la guerre en cours avec la Grande Guerre Patriotique (1941-1945), un conditionnement psychologique démarré dès 2012 (lancement des défilés des Immortels), et ciblant un Occident accusé d’être le nouveau fascisme (accusion remontant au moins à 2018 !).

      Avec le recul, tout prend sa logique, la confrontation avec l’Occident n’est pas une lubie de Poutine mais une guerre longuement murie. Heureusement mal préparée, mal conduite, pénalisée par la corruption du Régime, et enrayée par l’extraordinaire résistance des ukrainiens.

      Fabrice

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  7. Excellent article qui nous permet d’entrevoir ce qui s’élabore en toute transparence. Merci pour ces toujours très bons liens au passage! L’attention que vous portez au langage et à l’invisible est tout à fait appréciable. Le silence et ce que l’on ne voit pas étant la nourriture des dictatures.

    Des voies ferrées et autoroutes sont déjà en construction par le régime du dictateur Poutine à Marioupol. Hitler aussi dans les années 1930 avait massivement investi dans la Reichsautobahn ; ni l’un ni l’autre n’allant par quatre chemins.

    Avec les purges initiées par la Russie de Poutine, on peut parier que le compte à rebours de l’autodestruction de ce régime est lancé. Une conjugaison équilibrée et cohésive d’actions collectives ciblées et de moyens complémentaires  est  sans  doute  des  plus  attendues    par  l’Ukraine, sur ce  « théâtre »  où la comédie n’a que trop duré.

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    1. « le compte à rebours de l’autodestruction de ce régime est lancé » Euh .. les purges de 1938 (touchant notamment Toukhatchevski) ont pénalisé la résistance initiale de l’URSS en 1941 mais n’ont pas empêché la survie du Régime, ni même sa victoire face aux nazis. Je crains plutôt un enkistement du Régime, quitte à voir quelques luttes internes et parties de chaises musicales.

      Fabrice

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      1. Je ne dis pas que les mauvaises graines n’ont pas la survie facile. Nous sommes ici et maintenant et devons faire avec.

        On pourrait demander leur avis à ceux qui un par un vont commencer à manquer à l’appel dans cet infernal régime de Poutine qui nous oblige à nous rappeler que la lumière de l’aube n’est pas si loin.

        Ce sur quoi je vous rejoins.

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  8. Continuez à nous permettre de voir clair et de faire le point quand peu à peu les grand média ont tendance à marquer le pas comme si plus rien ne se passait.

    J’ai vu que votre intervention sur le site de l’ IREMMO est désormais en accès libre sur Youtube, je viens de le regarder avec intérêt même si vous y reprenez vos argumentations déjà développées sur votre blog.

    Je continue à vous lire avec beaucoup d’intérêt pour le contenu et je salue votre talent pour rendre les enjeux plus clairs mais également le respect ue vous avez de vos interlocuteurs le cas échéant.

    Amitiés.

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  9. « guerre contre un pays voisin qu’elle croyait avaler par simple décapitation » Belle formule parfaitement adaptée à l’opération initiale sur Kyiv.

    Par contre, pour le scénario esquissé d’un renversement de Poutine suite à une percée ukrainienne, je crains que cela soit du wishful thinking ne tenant pas compte du conditionnement psychologique des russes par le Régime.

    A l’image de l’effondrement de l’armée russe annoncé par nombre d’analystes occidentaux se basant sur l’opinion des élites moscovites progressistes, et ignorant la large adhésion du peuple russe au dessein impérial de Poutine.

    Fabrice

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  10. je n’y connais rien mais effectivement le fait que l’armée russe ne soit pas parvenu a percer me semble indiquer qu’elle n’est pas si puissante que cela et que tout reste possible pour l’Ukraine.

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