
Nous avions beau nous répéter que le déconfinement serait lent et progressif, les annonces du Premier ministre ont eu plutôt l’effet d’une douche froide que chaude, en particulier pour les Franciliens qui, à défaut d’être le centre du monde, sont au cœur d’un réseau de transport en commun mêlant promiscuité et anxiété.
Un plan de déconfinement rationnel et adaptable
Pourtant le dispositif décrit par Edouard Philippe présente une rationalité certaine dans un environnement marqué par l’incertitude. Les critiques sont sévères, mais il est nécessaire d’imaginer les équilibres complexes que le Premier ministre doit trouver entre des intérêts parfaitement contradictoires, et sans aucune garantie des conséquences de ses décisions.
Personnellement j’ai du respect pour le travail accompli, l’expérience en gestion de crise montre qu’aucune situation ne se ressemble et que la combinaison des solutions peut produire des effets tellement aléatoires qu’il faut prévoir de ne rien pouvoir anticiper loin, et remettre en cause chaque certitude de la veille. Edouard Philippe montre pour cela une grande humilité et une réelle capacité à s’adapter au fur et à mesure de cette crise, ce qui est une formidable qualité dans ces circonstances.
De la difficulté de décider sans être accusé
Le choix exprimé de privilégier la sécurité sanitaire avant la relance socio-économique marque aussi une dérive « juridique » de notre société où la responsabilité de toute décision fait désormais l’objet de mises en cause judiciaires. En gestion de crise, dans une situation aussi inédite que celle que nous traversons, cela peut être très gênant de restreindre ainsi la capacité de décision de nos dirigeants.
Les mesures de confinement prises jusqu’ici « auraient sauvé 60,000 vies », mais d’autres combinaisons de choix auraient pu en sauver plus… ou moins, un débat risqué alors que nous ne sommes loin d’être sortis d’affaire et que nous ne connaissons pas encore le coût de ces mesures. Pour autant, cela fait longtemps que nous savons que la vie a un prix et que ces arbitrages vitaux ne peuvent être remis en cause tous les matins.
Comme tout est reproché à chaque décision du gouvernement, les critiques sont assez inaudibles et peu constructives pour l’instant, sans compter les outrances grossières de notre « rassembleuse nationale » qui beugle encore que le virus est une question de frontières et d’immigration. Si madame Le Pen mérite assurément une place au Panthéon de la Trumperie, souhaitons qu’elle n’accède jamais au pouvoir (de décision) ou nous sommes bons pour la javel….
Mieux partager les responsabilités
Cependant l’hypercritique des décisions du gouvernement est liée aussi à un mode de gouvernance que nous détestons autant que nous l’exigeons, la centralisation du pouvoir. En comparaison, l’esprit de la cogestion à l’allemande, jusque dans les entreprises, permet en premier lieu de partager les responsabilités.
Le pouvoir jupitérien d’un président inexpérimenté est certes compensé en France par le pragmatisme raisonnable de son Premier ministre, mais quel dommage que le partage du pouvoir ne soit pas plus avancé dans notre société, avec les présidents de région pour commencer, et au-dessus de notre « territoire » au sein de l’Europe, pour bénéficier des expériences tellement différentes de tous ces acteurs, comme de leur implication dans les choix retenus.
Ce syndrome de la centralisation interpelle aussi le fonctionnement des entreprises et des organisations qui restent ethnocentrés sur la situation de leur siège. Nous avons le plus grand mal à intégrer que la vie dans les régions puisse se passer très différemment qu’autour de nos bureaux parisiens. L’angoisse bien réelle des transports en commun des Franciliens, même s’ils ne représentent que la moitié des déplacements professionnels quotidiens, est ainsi loin de représenter la question centrale des territoires…
L’illusion arrangeante du tout télétravail
Cette myopie francilienne sur la question des transports se double d’un autre effet d’optique, d’une autre illusion : l’efficacité du télétravail. Même pour les activités qui se prêtent au travail à distance, même avec un taux d’équipement très avancé comme dans beaucoup de sociétés de services aujourd’hui, le sentiment très individuel de travailler beaucoup, voire plus « qu’au bureau », est une illusion permise par notre absence d’expériences et de références en la matière.
Alors que la plupart de nos collaborateurs s’estiment contraints par la situation actuelle, en particulier de devoir s’occuper de leurs enfants et d’aider leurs proches en difficulté, comment croire que nous arriverions malgré tout à produire globalement autant en télétravail qu’en présentiel.
Nous pouvons imaginer que l’optimum se trouve désormais dans un équilibre entre les deux formules, mais le passage massif au télétravail a diminué la production collective de manière considérable. Le tout télétravail est une illusion confortable qui permet d’abord à titre individuel de rester chez soi et, sur le plan professionnel, d’éviter tout risque de voir engagée sa responsabilité.
Une remise en cause de l’efficacité et de l’intelligence collective de nos organisations
Aussi la formule actuelle prônée par le gouvernement, du « télétravail [qui] doit être maintenu partout où c’est possible », n’est viable qu’à titre temporaire et transitoire. Elle est nocive si elle s’installe, car elle remet en cause tout le fondement collectif de nos organisations et porte un coup considérable à l’intelligence collective et à l’efficacité même.
Il est d’ailleurs tout à fait étonnant d’observer nos propres contradictions entre notre volonté de rester le plus longtemps confinés à titre professionnel – pour ceux qui le peuvent – alors que la première chose que nous ferons à titre personnel dans le déconfinement sera de renouer nos liens physiques avec nos proches.
Si nous laissions cette situation perdurer, deux mondes totalement différents nous attendraient, un monde professionnel où nos échanges seraient réduits aux relations digitales et un monde personnel où nous ne saurions nous en contenter.
Nous sommes tous responsables de la manière dont nous gérons cette situation
En effet, pour réfléchir et innover, pour vivre et s’intégrer au sein d’une « société » nous reposons en réalité sur nos échanges et nos relations. Les outils digitaux massivement déployés lors de ce confinement généralisé nous ont apporté beaucoup, mais ils ne doivent pas nous aveugler sur leurs carences, surtout si dans le même temps notre cerveau reptilien nous commande de « rester loin du danger ». Un danger qui a été mis imprudemment au cœur du fonctionnement de notre société par des discours opportunistes.
Entre les déclarations incohérentes de Boris Johnson et l’appel à la guerre d’Emmanuel Macron, les propos raisonnables et tempérés des femmes comme Angela Merkel ou la Reine d’Angletere nous rappellent que nous sommes tous responsables de la manière dont nous gérons cette situation : nous devons vivre avec cette épidémie, comme avec tous les autres problèmes « environnementaux » que nous pourrions être tentés de « masquer » et que nous ne réglerons pas en restant confinés dans nos terriers.
Le risque du déni de solidarité
Enfin, dans cette période compliquée, une autre illusion d’optique pourrait nous aveugler et menacer notre société bien plus que le virus du covid19 : le déni de solidarité.
Croyons-nous réellement que les personnes qui retournent physiquement au travail vont longtemps accepter que toute une partie de la société puisse rester « planquée » chez elle, à travailler à moitié tout en attendant que les premiers leurs assurent les conditions nécessaires à leur maintien en confinement ?
Si nous voulons leur demander de relancer physiquement le fonctionnement de notre société, la moindre des choses serait d’y aller aussi, en s’appliquant les mêmes consignes de précaution qui sont censées les protéger. Nous ne pouvons pas nous bercer dans l’illusion d’une solidarité à distance, de concerts de louanges qui ne nourriront pas longtemps le formidable besoin de partage réel de sort dans notre société.
Merci Guillaume pour cette analyse que je partage, en étant cependant un poil plus pessimiste, le déni de solidarité n’est plus un risque, il est présent, masqué, entre autres, par les concerts d’applaudissements de 20 heures.
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