Comprendre la dynamique de la guerre en France

Un grand merci à Francis Ghilès, chercheur au centre de relations internationales de Barcelone et au King’s College de Londres pour ce portrait critique argumenté et cette analyse saisissante de l’évolution de l’armée française, que j’ai essayé de traduire correctement… de l’anglais.


Guillaume Ancel est une présence étonnante sur les chaînes de télévision françaises. Ancien officier d’artillerie ayant servi activement au Cambodge, au Rwanda et à Sarajevo, il apporte à chaque débat un esprit militaire clair et analytique. Contrairement à leurs pairs britanniques et américains qui fréquentent Sandhurst ou Westpoint, les officiers français formés à Saint Cyr sont censés rester muets dans le débat public.

Cette obligation de discrétion des officiers français a été décrétée par Napoléon qui fonda l’école militaire d’élite en 1802 alors que la France sortait de treize années de turbulences révolutionnaires. Elle fut renforcée après l’effondrement du Second Empire en 1870 et l’avènement de la Troisième République car l’armée avait joué un rôle majeur dans les changements de régime qu’avait connus la France en 1814-185, 1830, 1848, 1849 et 1870. Les dirigeants de la jeune république étaient déterminés à ce que les officiers supérieurs soient tenus à l’écart de tout débat sur la politique publique.

Depuis la fin de la guerre d’indépendance en Algérie en 1962, la France a participé à 32 conflits à l’étranger « sans jamais admettre qu’elle était en guerre ». La société française ne montre aucun intérêt pour de telles guerres dont la conduite est « monopolisée très discrètement » par la présidence. Les officiers n’hésitent pas à commenter ces guerres en privé mais restent sourds-muets en public. La guerre en Ukraine a bouleversé cet état de fait.

Guillaume Ancel affirme que cela a déstabilisé nombre de ses anciens pairs, de nombreux membres de la classe politique et de citoyens ordinaires, dont aucun n’aurait jamais imaginé que la guerre pourrait revenir sur le continent européen. Jusqu’à l’effondrement de l’Union soviétique, les officiers français étaient amenés, comme leurs pairs américains et britanniques, à considérer la guerre, si elle devait se produire, comme une confrontation brutale avec les troupes du Pacte de Varsovie. Du jour au lendemain, l’objectif même des troupes françaises s’est transformé en opérations extérieures dans des pays aussi éloignés que les Balkans, l’Afghanistan, le Rwanda, l’Afrique centrale, la Libye et le Mali, la Syrie et la Côte d’Ivoire.

La France n’a plus d’« ennemis » mais des « adversaires » qui frappent parfois la France chez elle. Le pourquoi et le comment les troupes françaises ont riposté n’a jamais été expliqué par les dirigeants politiques qui ont gardé leurs compatriotes dans l’ignorance du comment et du où de chaque opération. Les gens étaient soulagés que la guerre ait pour ainsi dire disparu de l’Europe continentale, malgré l’avertissement lancé par les guerres des Balkans dans les années 1990. D’où le réveil brutal provoqué par l’invasion de l’Ukraine par la Russie en février 2022.

Il y a trente ans, le président Jacques Chirac mettait fin à deux siècles d’armée de conscription. Cela a contribué à couper l’armée du peuple. Il n’y a jamais eu de véritable débat public sur cette décision historique. Les valeurs et les compétences exigées des forces armées sont très différentes de celles exigées des hommes politiques et des diplomates.

Cette différence est quelque chose que la plupart des hommes politiques, de nombreux diplomates et une majorité de Français n’apprécient pas, selon l’auteur. D’où l’intérêt du récit passionnant qu’il propose de ses trois années à Saint Cyr entre 1985 et 1989. Basé dans la lointaine Bretagne à Coëtquidan, Ancel décrit sa formation comme étant techniquement sans égal mais se déroulant dans une atmosphère d’anti-intellectualisme et de manque de culture générale. Un déni strict de deux événements majeurs de l’histoire moderne, la défaite de 1940 et la guerre de libération algérienne caractérise la formation à Saint-Cyr. Les événements clés de l’histoire moderne de France ont été passés sous silence.

Le conflit de huit ans en Algérie a renversé la Quatrième République, ramené le général de Gaulle au pouvoir et divisé très profondément la société française. Survenant moins de vingt ans après la fin de la Seconde Guerre mondiale, les « événements » (on ne les a jamais qualifiés de guerre) expliquent pourquoi l’Algérie reste la boîte noire de l’histoire de France. La torture était largement pratiquée par les deux camps mais sa pratique entachait la réputation de l’armée française.

Les chefs de l’armée française en Algérie ont tenté, sans succès, de renverser le président de Gaulle en 1961. Les blessures laissées dans le corps des officiers par la « perte » de l’Algérie, survenant huit ans après la défaite de l’armée française à Dien Bien Phu face aux nationalistes vietcongs au Vietnam n’ont pas encore guéri. Ce refus persistant de débattre des faits essentiels de l’histoire française moderne contribue à expliquer pourquoi les officiers français « n’avaient ni la capacité intellectuelle, ni la capacité psychologique » de remettre en question ce que faisaient leurs maîtres politiques au Rwanda en 1995, c’est-à-dire se rendre complices d’un génocide. Ils expliquent leur frustration face à la conduite des opérations au Mali contre de présumés « terroristes islamistes » après 2012.

Guillaume Ancel est issu d’une famille d’industriels lyonnais qui n’avaient pas d’affinités particulières avec le militaire. Il décrit en quelques tableaux plein d’humour un corps d’officiers profondément imprégnés des valeurs catholiques traditionnelles et souvent d’origine aristocratique, qui vivent dans un monde coupé de la société française contemporaine. Seulement dix pour cent du corps des officiers sont des femmes. « St Cyr, à l’école de la Grande Muette » est le premier livre écrit au sein de cette prestigieuse institution. Ce n’est pas la première fois pour Ancel. Il a écrit des livres sur le Cambodge, le Rwanda et un glaçant « Vent glacial sur Sarajevo » dans lequel il décrit avec force les « six mois d’humiliation » et de « désarroi » ressentis par les soldats français (sous commandement de l’ONU) qui n’ont pas compris ce que leur politique voulait dire. Ils se sentaient inutiles et mal utilisés.

Le Blog de Guillaume Ancel « Ne pas subir » propose des commentaires sur la guerre à Gaza et en Ukraine qui sont politiquement bien informés et militairement avisés. Ayant opéré au sein de la Force de déploiement rapide française, le colonel Ancel s’exprime en soldat de métier doté d’une solide compréhension politique. Ses interventions dans les débats sur les deux guerres en cours aux frontières de l’Europe contrastent fortement avec celles de nombreux « spécialistes » qui ne comprennent rien à l’art de la guerre.

Ses livres sont essentiels pour une compréhension sérieuse des affaires étrangères françaises et du rôle clé de l’un des piliers de l’État, l’armée. Aujourd’hui, la France possède la plus grande armée professionnelle d’Occident en dehors des États-Unis, et de la dissuasion nucléaire. Ces deux facteurs expliquent pourquoi il est important que ses partenaires occidentaux, sans parler de l’opinion publique nationale, comprennent mieux la doctrine militaire française, sa contribution à la politique de défense européenne et sa volonté de contribuer à la construction d’une industrie d’armement européenne.

Francis Ghilès is an Associate Senior Researcher a CIDOB (Barcelona) and a Visiting Fellow at King’s College, London.

Lire aussi : Saint-Cyr, à l’école de la Grande Muette


En savoir plus sur Guillaume Ancel - Ne pas subir

Abonnez-vous pour recevoir les derniers articles par e-mail.

10 commentaires sur “Comprendre la dynamique de la guerre en France

  1. Un article dithyrambique sur toutes vos prestations télévisuelles depuis le début de la guerre en Ukraine en février 2022: BRAVO Mr ANCEL. Et de plus traduit par vos soins, ce n’en est que mieux.

    Chaque jour depuis 2 ans, vous nous informez, sans langue de bois, des avancées ukrainiennes et des revers de l’armée russe avec beaucoup de précisions.

    De nombreux intervenants, civils et militaires, feraient bien de vous écouter avec attention avant de prendre la parole pour dire tout et n’importe quoi.

    MERCI d’être là et de brider le tabou de la Grande Muette.

    S Cazeneuve

    Aimé par 1 personne

  2. intéressant. Plutôt que d’attendre 2 générations pour étudier notre passé.

    A-t’on une vraie analyse des pertes civiles en ratio quand on a voulu se débarrasser de Daesh? 9 pour 1. A Gaza maximum 2 pour 1. On est en faible intensité depuis des mois.

    L’autorité palestinienne compense les familles des terroristes, et les autres (moins) donc on devrait pouvoir avoir des chiffres. (N’attendez pas que l’AFP vous le dise).

    Si l’on regarde le long terme c’est bien l’Iran le meilleur ennemi de Netanyahou, et on est bien polarisé par des images constantes de victimes civiles. On a des déclarations iraniennes complètement irresponsables, même sur leur population. 83% voudraient changer de régime. On voit au Liban le peu de dommages collatéraux quand les civils peuvent se séparer du Hezbollah. Même lors de destructions de convois d’armes en Syrie les escorteurs prévenus, il y avait peu de victimes.

    J’aime

  3. J’aimerais que Francis Ghilès documente ou justifie son commentaire contraire à l’opinion de Pierre Vidal-Naquet à propos de l’Algérie que « la torture était largement pratiquée par les deux camps (je n’ai pas trouvé le mot original anglais) » en assimilant de fait un mouvement révolutionnaire ou de libération (si on ne veut pas le qualifier de résistance ou à l’inverse terroriste) avec une institution agissant sous mandat et contrôle d’un état de droit, d’autant qu’elle avait déjà précédemment agi de même en Indochine sous l’impulsion de politiques (qui avaient pourtant peu avant connu les exactions nazies ou japonaises).

    C’est un peu le cas de la simultanéité de la demande de mandats d’arrêt de la CPI envers des individus du Hamas et du gouvernement israélien qui a pu choquer certains, mais qui en fait ne place pas ces organismes sur le même plan, sauf quand notre grande muette a tu les exactions de certains et en a pourtant stigmatisé d’autres, pourtant proches, qui ont osé les admettre ou les dénoncer (je pense en particulier à Pâris de la Bollardière envers un de ses subordonnés et tant d’autres généraux à qui on n’a pas ôté leurs LO).

    On ne peut se prétendre une démocratie (ou son premier ministre en l’occurrence pour revenir sur une déclaration récente) pour tenter de justifier qu’on pourrait alors commettre des crimes acceptables.

    Comunque grazie per questo articolo

    J’aime

  4. Merci . Je m’y retrouve, en effet les Français ont peu d’intérêt pour la chose militaire mais le conflit ukrainien aidant, les lignes bougent. Pour les gens intéressés comme moi, le Rwanda a été un terrible questionnement. Comme l’Indochine et l’Algérie l’ont été pour mon père, officier Bigor, acteur malheureux dans ces guerres coloniales.Amicalement PH Héry 

    Envoyé depuis Yahoo Mail pour iPhone

    Aimé par 1 personne

  5. Pertinentes observations qui soulignent combien le silence, « l’enterrement « sous le tapis de la parole, de la pensée sont sources de conflits qui se déploient dans le corps social et individuel.

    cf, le livre de Marc Brock, « L’étrange défaite ». Exemplaire👌🏻❗️

    Merci Monsieur Ancel de ne pas être somnambule 👍🏻🙂

    J’aime

  6. « Ses livres sont essentiels pour une compréhension sérieuse des affaires étrangères françaises et du rôle clé de l’un des piliers de l’État, l’armée. Aujourd’hui, la France possède la plus grande armée professionnelle d’Occident en dehors des États-Unis, et de la dissuasion nucléaire. Ces deux facteurs expliquent pourquoi il est important que ses partenaires occidentaux, sans parler de l’opinion publique nationale, comprennent mieux la doctrine militaire française, sa contribution à la politique de défense européenne et sa volonté de contribuer à la construction d’une industrie d’armement européenne. »

    Je partage volontiers cette conclusion de l’article traduit. En particulier le soucis que chacun de nous, qui sommes si éloignés parfois des questions de géopolitique dont la doctrine militaire est une composante, appréhende peu à peu ses questions complexes, se fasse une opinion personnelle et se prononce en parfaite connaissance de cause quand notre avis de citoyen est sollicité.

    Nous avons la chance de vivre dans un pays dans lequel des avis divergents peuvent s’exprimer, mais aussi dans lequel des chercheurs et des plumes trouvent les moyens et les lieux pour le faire. Et j’entends que cela perdure !

    Aimé par 1 personne

  7. Cher Guillaume je n’aurai pas dit mieux. Par votre travail et vos interventions vous inspirez d’autres personnes à suivre la même voie : Ne pas subir ! Merci encore et réussite dans tous vos projets. Bien à vous Paul ________________________________

    Aimé par 1 personne

Répondre à francois ehrlich Annuler la réponse.

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur la façon dont les données de vos commentaires sont traitées.