En condamnant « la très lourde faute politique » de la France au Rwanda dans son interview au journal La Croix Bernard Kouchner fait exploser la fable officielle d’une intervention française strictement humanitaire qu’essaient encore de défendre certains décideurs politiques de l’époque, en particulier Hubert Védrine et Alain Juppé, ainsi que les « responsables militaires » de cette intervention, l’amiral Jacques Lanxade et le général Jean-Claude Lafourcade, même si ce dernier n’avait pas réellement de pouvoir de décision, grandeur et servitudes militaires… Certains se questionneront sur les motivations et l’aspect tardif des déclarations de l’ancien ministre des affaires étrangères du président Sarkozy, mais le plus intéressant réside dans la clarté de ses propos.
Un aveuglement politique
« la France a commis une très lourde faute politique. Les décideurs n’ont pas voulu voir, malgré l’avis de nos services, qu’ils étaient l’ami des génocidaires ».
On sait aujourd’hui que de nombreuses informations sur la nature génocidaire du gouvernement hutu avaient alimenté les décideurs français de l’époque. Le général Jean Varret avait été écarté de la « coopération » pour avoir averti de cette dérive tandis que la DGSE, les services officiels de renseignement de l’Etat, a décrit sans ambiguïté dans une note du 04 mai 1994 – un mois et demi avant l’opération Turquoise – comment le gouvernement rwandais que nous soutenions était à l’origine des massacres et « qu’il fallait le condamner publiquement pour ne pas être un jour accusés de complicité. »
Rien n’y a fait donc, ou plutôt d’autres sources et influenceurs ont manifestement emporté la conviction de nos gouvernants, en particulier du président Mitterrand.
« Tous ceux qui gravitaient autour de François Mitterrand, les caciques du parti socialiste de l’Élysée, certains ministres de droite, les généraux qui étaient autour du président… l’ont poussé à se tromper de grille de lecture. »
Le silence de l’armée française
En affirmant « que Turquoise n’ait pas procédé à l’arrestation des membres du Gouvernement intérimaire rwandais, c’est gros ! Le général Lafourcade a beau dire que l’ONU ne lui avait donné aucune consigne à ce sujet, il aurait pu et dû agir autrement », Bernard Kouchner aurait pu approfondir le raisonnement car l’opération Turquoise n’a jamais été dirigée par l’ONU mais par… l’Elysée. Interviewé par le même journal, le général Lafourcade s’enferre dans un déni grotesque en expliquant que « l’ONU ne l’avait pas prévenu que nous soutenions un gouvernement génocidaire », mais cette responsabilité politique ne lui incombe pas, c’est encore une fois aux décideurs de l’époque de répondre aux Français, en premier lieu Hubert Védrine, ancien secrétaire général de l’Elysée. Il serait temps que ces militaires s’abstiennent de défendre – aussi – les graves erreurs politiques qui ne sont pas de leur ressort.
25 ans de déni
« c’est l’énorme ambiguïté de la France au Rwanda. Elle a perduré pendant le génocide et elle perdure encore parmi certains socialistes, en particulier parmi les proches toujours vivants de François Mitterrand. »
Ces décideurs politiques ne se sont pas contentés de se tromper – dramatiquement – en soutenant les génocidaires des Tutsi, ils se sont permis d’échapper à leurs responsabilités en mentant de manière éhontée aux Français depuis un quart de siècle, notamment grâce au travail d’enfouissement de la mission d’information parlementaire présidée par Paul Quilès, gardien du temple de la Mitterrandie. La première faute était dramatique, mais la seconde est impardonnable car elle a permis de répéter ce type d’erreur, comme les massacres de Srebrenica en juillet 1995, de polluer durablement nos relations avec nos partenaires européens et africains, et enfin de mentir aux Français sur une opération pourtant menée en leur nom, un déni de démocratie.
Comprendre et contrôler
« La France a-t-elle tiré des leçons de son rôle au Rwanda ? Il faudrait pour cela qu’elle connaisse le problème. Mais la vérité avance lentement : des officiers […] de l’opération Turquoise commencent à parler. »
Aujourd’hui de trop rares témoignages de militaires, en rupture avec cette pernicieuse culture du silence, fissurent le coffrage du Tchernobyl des opérations extérieures de la France. Après le témoignage de Thierry Prungnaud, ancien sous-officier d’élite du GIGN, le mien, purement factuel et celui de l’aviateur sur les missions de frappes aériennes organisées contre les ennemis des génocidaires, d’autres viendront, lentement, inéluctablement. Mais seule l’ouverture réelle et systématique des archives pourrait éviter de telles monstruosités politiques dans le pays des droits de l’homme. Le président François Hollande avait astucieusement annoncé cette ouverture des archives en 2015 pour clore la polémique , tout en se gardant bien de le faire en réalité.
Est-ce que le président Emmanuel Macron aura le courage de confronter notre nation à ses responsabilités dans le génocide des Tutsi au Rwanda, le dernier génocide du 20º siècle, le seul que nous aurions pu empêcher ?
Les témoignages concordants sur la complicité de la France officielle dans le génocide commis contre les Tutsi du Rwanda ne manquent pas. Ils émanent de chercheurs, de journalistes-enquêteurs, d’officiers et sous-officiers de l’opération Turquoise, de témoins oculaires au Rwanda. Et maintenant d’un ancien ministre des Affaires étrangères, Bernard Kouchner. Ce qui manque désormais c’est le courage des responsables politiques à Paris d’ouvrir les achives de l’Elysée aux chercheurs et historiens indépendants pour établir la vérité des faits sur la collusion de la France avec le régime génocidaire à Kigali en 1994.
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