Avant d’investir des milliards dans l’armement, il faut d’abord construire un système commun de renseignement

[Cet article est la version longue d’une chronique publiée par Le Parisien le 30 mars 2025]

Nous avons probablement sous-estimé, dans cette guerre que mène la Russie contre l’Ukraine, l’importance du « renseignement ». Force est pourtant de constater que pendant ces trois années de guerre, les Ukrainiens n’ont jamais été surpris par les manœuvres russes. De l’invasion en février 2022, lors de laquelle Vladimir Poutine prévoyait de décapiter le gouvernement ukrainien par une opération de ses forces spéciales (d’où l’appellation « d’opération militaire spéciale ») à la protection de la longue frontière avec la Biélorussie, les Ukrainiens ont toujours eu au moins un, voire deux coups d’avance grâce au système de renseignement américain.

Le système de renseignement américain est un réseau complexe et redoutable d’analyse de données

Il faut imaginer un dispositif global qui s’appuie notamment sur une galaxie de satellites et des réseaux d’interception (à terre, en mer comme dans les airs) permettant de récupérer des données gigantesques mais confuses, qui vont des échanges de banalités sur les réseaux sociaux à des informations supposées confidentielles parce qu’elles transitent par des messageries réputées protégées indiquant surtout quoi écouter. Signal, par exemple. Ces données comprennent aussi des suivis plus classiques, radars, photos, satellitaires ou humains.

La phase cruciale est de pouvoir interpréter, croiser et donner du sens à ces informations innombrables et parcellaires. Ce sont ces capacités d’analyse qui constituent l’autre facteur de performance de ce système de renseignement américain. Ce n’est en rien un Big Brother qui espionnerait chacun d’entre nous, mais un dispositif complexe « d’agences » aux compétences multiples et complémentaires – parfois même concurrentes – dont la plus grande difficulté est probablement de se coordonner. Les résultats de ce système de renseignement américain vont bien au-delà qu’observer ce qui se passe, mais bien de prévoir et de « prévenir » dans tous les sens du terme.

Quelques unes des agences américaines de renseignement

Le renseignement américain est tellement puissant qu’il permet notamment aux Ukrainiens d’anticiper les manœuvres russes, ce que les soldats de Poutine vont réellement faire sur les 1 200 km de front et les 1 000 km de frontière directe, des tirs de missiles aux tentatives de percée du front. Ses performances, sans comparaison avec les 30 systèmes de renseignement soigneusement divisés des Européens, compensent (en partie) l’infériorité numérique de l’Ukraine par rapport à un agresseur quatre fois plus nombreux.

Le renseignement est une clef de la guerre en Ukraine, Koursk en est la démonstration inverse

Il est certain que la détermination des Ukrainiens et l’approvisionnement en armements sophistiqués jouent un rôle clef dans leur remarquable résistance, face à une armée russe qui se veut la deuxième du monde. Mais l’affaire de Koursk a révélé que sans la puissance de ce renseignement américain – coupé brutalement en mars par le président américain Donald Trump – les forces militaires étaient myopes : les Ukrainiens avaient réussi à s’emparer ( par surprise… malgré le renseignement russe ) de quelques centaines de km2 en Russie dès août 2024, mais ils ont dû s’en retirer en moins d’une semaine, dès lors qu’ils ne pouvaient plus anticiper ce que les militaires de Poutine, cinq fois plus nombreux dans cette zone, plannifiaient contre eux.

Koursk est une affaire catastrophique qui a causé des dégâts importants aux Ukrainiens (pertes humaines, abandons de matériels et probablement des soldats capturés du fait de ce repli forcé), mais aussi du côté des alliés qui ont découvert à cette occasion – qu’au-delà de ses propos outranciers – Donald Trump avait les moyens de les trahir. Quant aux soldats américains qui ont reçu l’ordre « d’aveugler » les Ukrainiens qu’ils soutenaient pourtant depuis des années, ils ne s’en remettront jamais. Un jour, plus tard, ils le raconteront et ce ne sera pas à l’avantage de ces ingénieurs du chaos dont Donald Trump est aujourd’hui le seigneur. Il n’y a en effet pas vraiment de leader dans cet univers sans règle…

Lire aussi : Guerre contre l’Ukraine, et s’il n’y avait pas de cessez-le-feu ?

La France comme d’autres alliés de l’Ukraine ont bien essayé de compenser cet arrêt brutal de ce renseignement devenu crucial, mais leurs moyens sont sans commune mesure avec le système américain, produit d’un investissement dans la durée de dispositifs imposants et coordonnés. Des investissements massifs qui ont accéléré aux Etats-Unis les progrès de l’Intelligence Artificielle que les besoins en analyse du renseignement nourrissent et dont elle se nourrit.

La question du système de renseignement brille par son absence dans le débat européen, quand les industriels de l’armement ont les yeux qui brillent

A l’heure de nos débats sur le réarmement de l’Europe (en réalité de leurs pays membres plutôt que de l’ensemble), la question du système de renseignement brille par son absence, quand les industriels de l’armement ont les yeux qui brillent devant les besoins qui se dessinent. Il est vrai qu’il n’existe pas réellement d’industriels (du service) qui portent ce marché, par nature discret et multiformes. Il serait compliqué d’afficher la performance d’un système de renseignement comme cela est fait aujourd’hui, du dernier modèle d’avion de combat ou de canon d’artillerie.

Le sujet est surtout évité pour la raison qu’un système de renseignement, à la hauteur de nos enjeux sécuritaires et comparable à celui des Etats-Unis, imposerait de régler une question nettement plus politique, une question que le débat sur les armées a soigneusement contourné également. Et pourtant, un investissement massif dans un système de renseignement performant et donc communautaire doperait en Europe le développement de l’Intelligence Artificielle, ainsi que de nombreuses technologies sensibles, comme les capteurs ou la protection des données.

La plus grande faiblesse de nos systèmes de renseignement n’est pas le manque de moyens, mais le fait qu’ils soient dispersés entre 30 dispositifs étanches

Aujourd’hui, les pays européens ont 30 systèmes de renseignement, conçus à la taille de leur jardin respectif et globalement étanches aux systèmes voisins. Par conséquent, la question centrale d’un dispositif de renseignement puissant est d’arriver à en construire un seul en réunissant les ressources limitées et dispersées entre des systèmes différents, qui savent à peine se parler et qui reproduisent autant de fois les coûts de développement et d’organisation. Fédérer, tout ou partie, des systèmes existants serait une première étape, à condition d’aborder enfin la question de l’autorité politique au service duquel ce dispositif sera organisé. Et comme pour les armées, il ne peut pas y avoir 30 chefs différents et autant d’intérêts divergents…

A l’image d’Airbus qui constitue aujourd’hui le vrai challenger de Boeing dans le secteur de l’aéronautique, un système de renseignement puissant se mesure à sa taille, à sa capacité à fédérer et à industrialiser. L’échelle serait donc européenne, tout du moins de « l’Europe » des pays qui se réuniraient enfin pour constituer un ensemble politique unissant ses moyens, plutôt que de cultiver des bonsaïs en espérant former une forêt. Et cette question politique de la réunion de nos moyens se pose aussi bien en matière de renseignement, d’armement que de financement. A quand ce débat vital pour notre sécurité et notre avenir ?




Pour approfondir et élargir,

L’administration Trump limoge le directeur de la NSA, l’agence américaine de renseignement (Le Monde)


Avec mes regrets de ne pas publier assez sur le drame qui se « joue » à Gaza où un gouvernement israélien d’extrême-droite mené par Benyamin Netanyahou défie toutes les lois, même celles de la guerre, pour dévaster un territoire dont il veut s’emparer… avec la complicité terroriste du Hamas

Benyamin Netanyahou, en toute impunité (Le Monde)

Pour entrevoir le chaos que sème Donald Trump et son entourage à travers le monde,

Aux Etats-Unis, le Congrès sous le choc de la guerre commerciale déclenchée par Donald Trump, par Piotr Smolar (Le Monde)


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15 commentaires sur “Avant d’investir des milliards dans l’armement, il faut d’abord construire un système commun de renseignement

  1. L’Europe a les capacités de développer un système commun de renseignements mais certains pays ont – ils la volonté d’y participer ?

    Pour exemple: Airbus qui dame le pion à Boeing et Ariane qui est un succès mondial , incontesté.

    Peut-être que l’IA permettra à toute l’Europe de trouver la bonne solution.

    S. Cazeneuve

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  2. Merci beaucoup, toujours aussi instructif ! Pauvre Union européenne ! Je ne vois pas l’heure où ça va se régler ! À 27 avec des mentalités parfois totalement opposé, ce sera impossible à mettre en place et pourtant vous allez sûrement en avoir besoin plus tôt que tard!

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  3. Quelles sont les conséquences du licenciement – abrupt – du General Timothy Haugh de la NSA ( Jeudi 3 avril ) et de son numéro 2 : Wendy Noble ?

    Visiblement Trump a pris cette décision en étant influencé par Laura Loomer, une activiste qui n’a AUCUNE FORMATION, AUCUN ROLE au sein du gouvernement ! On en reste baba..car si cette activiste demande la peau d’autres pointures au sein de l’administration, QUI va arrêter ce jeu de massacre ?

    On reste quoi, devant l’amateurisme de ce gouvernement qui a par « erreur » a transmis les plans d’attaque militaires sur les Houthis à Jeffrey Goldberg, le rédacteur en chef du site d’information The Atlantic…?

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      1. On pourrait imaginer des trucs plus glauques, par exemple le souhait par Krasnov d’utiliser la NSA pour espionner les dissisents et truquer les élections de 2026 (Watergate, anyone?), et le refus de Haugh. Le pedigree de son successeur nous en apprendra peut-être plus…

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  4. Bonjour, Donald Trump marque l’actualité au fer rouge, et même si ses intentions sont encore peut claire: Cherche-t-il a négoçiée de manière avantageuse pour lui ou les USA? Ou plutôt imposer des croyances venus tout droit de son esprit toucher par la grace et comptant bien bannir les sciences quelle soit dure ou soçiales qui le contredise et ne peuvent donc qu’être de son point de vue qu’un ramassis de menteur!

    En attendant ses actions font du dégat, y compris dans les service de renseignement américain, nominations de directeur au aptitude questionnable, licenciment de personnel respecter et reconnu… Dans ce chaos il risque bien d’y avoir une fragilisation des agences Américainnes qui n’on pas été en mesure de stopper la propagation de la démagogie MAGA, est qui s’aperçoivent que même la plus puissante des IA est dépendante des courants de penser qui la nourrisse. Dans un monde baser sur l’expérimentation ou la falcification ( l’hypothèses tester peut être invalider), et ou les résultats sont reproductible(si différentes personnes font la même expérience les résultats doivent être les mêmes), j’ai perdu le troisième critére mais c’est élément font que la science progresse et surtout et fiable, qui tant à faire place à la domination des croyances niants la réalité scientifique, comment faire un bon usage des technologies et maintenir une puissance des agences de renseignement ? On peut tout de même s’intérroger sur le chemin que suive actuellement les Américains derrière un Président qui se rapproche parfois du gourou…

    L’Europe ne part pas tout à fait de zéro en matière de coopération, mais les oppositions sont forte dans le domaine militaire et du renseignement, rien que pour établir des réponses contre la désinformations sur les réseaus soçiaux, elle patine, c’est pourtant essentiel si on veut pouvoir rester les pied sur Terre et ne pas laissé une minorité nous convaincre de n’importe quoi… Ceçi dit cela ne veut pas dire que rien est fait, ainsi le déploiment du satellite militaire par Ariane 6 à eu droit à une video You tube du ministère de la défense il me semble, est cela à aussi était repris par des chaines You tube comme « le journal de l’espace »… A titre perso entre les deux victoire du journal de l’espace, la communication est loin d’être le fort de notre armée… Pourtant l’Europe doit tout autant ce défendre de la propagande des uns et des autres que faire face au armés ennemis… Salutation, Ludovic Melin.

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  5. Merci Guillaume, encore une fois.
    Il faut se rappeler que ce sont Angela Merkel et Nicolas Sarkozy qui ont dirigé la rédaction du traité de Lisbonne et que c’est ce dernier, donc la France, qui s’est délibérément opposé à l’émergence d’un système de renseignement européen. Il considérait que cela faisait partie des compétences régaliennes, notamment françaises, et qu’il valait mieux continuer d’enfoncer l’Europe dans sa vassalité à l’égard des États-Unis.
    Mais aujourd’hui, il nous faut de la lucidité et du courage. Dès l’origine, l’Union européenne, qui ne portait pas encore ce nom, a non seulement accepté, mais choisi d’être faible sous prétexte de pacifisme. La lucidité va jusqu’à reconnaître que sans les attributs d’un État démocratique, doté des quelques seules compétences majeures indispensables, elle est de plus en plus diaphane dans le contexte géopolitique mondial. L’Union européenne ne peut disposer d’un siège aux Nations Unies, car elle n’est pas un État. Une dissuasion crédible ne peut être que le fait d’un État légitime et souverain. Et notre apparente puissance économique est même clairement menacée si nous ne la défendons pas nous-mêmes. Un État démocratique, respectueux de ses parties constitutives qui sont, elles aussi, des États cela appelle une vraie constitution… fédérale. Mais cela est une autre histoire. L’Histoire nous montre que TOUTES les alliances sont destinées à être trahies.
    François Mennerat

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