La plume, le glaive et le smartphone. Gagner la bataille de la perception au XXIe siècle, l’exemple de l’Ukraine

Par Yurri Clavilier

Analyste indépendant en géostratégie, diplômé du département des War Studies du King’s College of London. Spécialisé dans l’analyse des stratégies et du rôle des communications dans les conflits armés. Producteur d’un podcast en langue anglaise sur la guerre d’Ukraine avec l’Open Border Institute et intervenant régulier dans les médias nationaux.

Smartphones, drones, caméras sur le casque, sur un char ou un hélicoptère, initiatives individuelles de soldats ou de civils, travail des journalistes et communications officielles, jamais un conflit ne fut filmé à ce point ni autant partagé instantanément grâce aux réseaux sociaux. Comme le Major Gen. J. Bowder (UK) l’écrit : « Les guerres d’aujourd’hui et de demain peuvent et pourront être observées par un large public comme des poissons dans un aquarium. »1 Autant de visibilité façonne la perception du conflit chez tous les acteurs, en particulier les gouvernements ce qui influence leurs décisions stratégiques.

Plus aucun conflit n’échappera au regard de milliers, voir de millions, d’observateurs anonymes à travers le monde

Certes, il y a longtemps que les conflits sont médiatisés grâces aux smartphones, aux chaines d’information continue et les reporters indépendants. Mais ce que la Guerre d’Ukraine a de différent est l’alliance de ces méthodes médiatiques à la maturité des technologies, notamment tous les types de drones, ainsi que la standardisation et l’utilisation en masse de concepts modernes de communications stratégiques, via notamment les réseaux sociaux.

David contre Goliath, les images des prouesses ukrainiennes changèrent tout

Le citoyen-soldat du XXIe siècle est désormais aussi un cameraman. Grâce à un smartphone et les réseaux sociaux, il peut de son propre chef, avec la plus grande facilité, montrer son combat au monde entier, renverser la perception du rapport de force sur le terrain, lever des fonds pour s’équiper lui et ses camarades de manière décentralisée. Les premiers jours de l’invasion du 24 février 2022 ont prouvé la pertinence et la puissance de cette méthode.

A l’époque, le consensus occidental donnait un avantage écrasant à la Russie.2 Cette perception du rapport de force, incita les chancelleries à exclure toute livraison de matériel lourd à l’Ukraine, destiné à être perdu voire capturer intact par les Russes.3 Quelques jours auront suffi à briser cette perception et quelques semaines auront achevé de convaincre les occidentaux de fournir les premiers canons d’artillerie.4 Ce biais envers la Russie est l’effet de sa propagande brouillant la précision des analyses. Les indices ne manquaient pourtant pas, au premier rang desquels le fait que la Russie soit une dictature bâtie sur la corruption.5,6 En face, l’Ukraine est une démocratie qui a continuellement progressé dans sa lutte contre une corruption endémique, à l’image de son armée qui, elle aussi, a profondément muté après ses échecs de 2014.7 Concrètement, ce qui changea la donne fut évidemment la défense héroïque des Ukrainiens et leurs victoires convainquant les Alliés de fournir plus et mieux. Mais ce fut grâce aux innombrables caméras que la perception du rapport de force dans ce conflit fut totalement bouleversée.

La défense héroïque des Ukrainiens a changé le cours de la guerre, l’avoir filmée pour que le monde le sache a changé le cours de l’Histoire.

En l’espace de quelques jours, la « terrifiante » armée russe n’était plus perçue comme un rouleau compresseur qui inexorablement écraserait les Ukrainiens. A contrario, grâce à l’accumulation de ces impressionnantes images du courage des Ukrainiens, civils et militaires, autant que par le charisme du président Zelensky, tout avait changé. Des dizaines de blindés russes anéantis par les drones TB2-Bayraktar8, la vidéo d’un char Ukrainien9 filmé par un drone seul en embuscade et face à une colonne russe, le courage des civils de Melitopol10 téléphone et drapeau à la main devant les blindés russes, jusqu’aux images des combats acharnés d’Hostomel où les troupes aéroportées russes furent décimées11, autant de témoignages qui ont frappé les esprits et contribué à renverser le consensus d’alors sur l’issue du conflit. L’Ukraine a donc bénéficié directement de l’initiative de ses citoyens à filmer et communiquer la réalité du terrain ce qui ouvrit au renforcement du soutien occidental et fut un réconfort moral majeur pour son peuple.

Le citoyen-soldat devient documentariste

Le désormais bien connu adage « liker, partager, s’abonner » est ici décliné pour soutenir l’effort de guerre d’une nation en arme. Nombreuses sont les unités de l’armée ukrainienne qui appliquent ces principes de communications modernes, la 3ème brigade d’assaut, le SSO12, les garde-frontières, la 54ème brigade mécanisée, la légion « Russie libre » et bien d’autres documentent et partagent de manière hebdomadaire leurs combats ; sans compter une myriade d’acteurs individuels et indépendants, qu’ils soient soldats, journalistes ou simple quidam, tous ont leur propre chaine Telegram et YouTube. Tous maîtrisent les codes de communications modernes et le fonctionnement des algorithmes, certains atteignant les millions de vues par vidéo. Une telle audience est une véritable opportunité pour promouvoir une levée de fonds allant des simples chaussettes à des drones les plus sophistiqués, voire pour demander une aide pour du matériel très spécifique.13 Mais l’usage critique existe également. On voit des vidéos de soldats ukrainiens se plaignant de leur commandement, d’un ministre, de la corruption ou du manque de matériel14.

Nombreux sont les défenseurs de l’Ukraine qui ont grandi avec les réseaux sociaux, qui en maîtrisent les codes et qui connaissent le potentiel qu’ont ces outils pour aider leur cause. La guerre continue d’évoluer.

Est-ce ainsi qu’il faut envisager le futur de la guerre ? Faut-il s’habituer à l’idée que dans le barda du soldat il y a le fusil et maintenant le smartphone, si sophistiqué désormais qu’il est une véritable arme numérique ? Serions-nous en train de découvrir en direct l’avènement du citoyen-soldat-documentariste/cinéaste ? Des précautions s’imposent mais il y aura des leçons à tirer, et la tendance s’accentuera probablement en ce sens, avec plus de décentralisation et plus d’autonomie pour les plus bas échelons. La transparence et la liberté, même en temps de guerre, sont de véritables forces pour les démocraties. Elles permettent à chaque citoyen-soldat de s’impliquer non seulement sur les champs de batailles physiques mais aussi dans la guerre informationnelle pour parfois dépasser largement en influence sa responsabilité réelle. Ne faut-il pas s’interroger si un jour un homme du rang s’adresse à 100 000 abonnés tandis que son commandement n’est même pas présent sur les réseaux ?

La création d’une communauté d’internautes acquis à la cause est aussi un puissant moyen pour permettre à des unités militaires de compenser le manque de matériel ou de combler rapidement le besoin d’outils innovants, tels les drones, sans avoir à passer par de lourds processus bureaucratiques pour pouvoir améliorer leurs compétences tactiques.

Les échos du passé et ses leçons

Si certaines comparaisons avec le passé peuvent avoir une pertinence, notamment à propos des enjeux politiques, des symboles, de l’expérience du combattant autant que du civil, il faut garder à l’esprit que chaque guerre est unique car elle s’inscrit dans un contexte politique, culturel, social et militaire précis qui ne se répète jamais. Prenons l’exemple des images des tranchées de Bakhmout frappantes de similitudes avec celles de Verdun, le monde, les sociétés, et les armées de 1916 ne sont pas celles de 2024, ce qui change tout.

Le Poilu de Verdun et le soldat d’assaut ukrainien partagent une expérience des tranchées comparable et font face en particulier aux mêmes problématiques d’hygiène avec le retour, par exemple, des « pieds de tranchées », une maladie pouvant provoquer la nécrose. Pour prévenir et guérir, la société ukrainienne s’organise en fournissant chaussettes et autres soins pour éviter tout risque d’infection à ses soldats.15 On a là un exemple de comparaison pertinente avec des leçons pratiques entre deux conflits éloignés d’un siècle.

Comparaison n’est pas raison

Les différences entre les deux guerres sont cependant nombreuses et fondamentales. Des armées plus réduites, des drones qui n’existaient pas, les chars et les blindés furent inventés précisément pour dénouer la guerre de position, l’aviation n’en était qu’à ses débuts… Autant de différences qui font que le combat se pratique autrement. Ce qui se distingue des informations qui nous parviennent, c’est une multitude de petits assauts sur des positions retranchées, assauts engageant rarement plus d’hommes qu’une compagnie renforcée16. Les drones servent à la fois à la reconnaissance, à l’observation, au bombardement et à la frappe téléguidée17. Les blindés escortent les groupes d’infanteries jusqu’à leurs points de débarquement puis restent en soutien. L’artillerie contribue à ces manœuvres en affaiblissant les points forts des défenses adverses, profitant des corrections des feux que les drones leur permettent. C’est le long de la ligne de front qu’une myriade de cette forme de combat a lieu. Les belligérants ont alors à patiemment démonter pièce par pièce les systèmes défensifs et offensifs de leurs adversaires. C’est ainsi qu’à ce jour la guerre est conduite, bien loin des combats de la Grande Guerre.

En 1916 pas de bourdonnement de drones, pas de véhicules blindés ultra-performants, pas de vision nocturne ou thermique, le combat se mène différemment, mais pour le biffin armé d’un Chauchat ou d’une PKM, l’expérience du froid et de la boue sera toujours la même.

D’ailleurs les combats étaient eux-mêmes différents pendant les premières phases du conflit où l’armée russe fut harcelée par une armée ukrainienne décentralisée et efficace. La guerre réserve toujours des surprises et nous verrons probablement des variantes de sa conduite au fur et à mesure de son évolution.

NAFO-OFAN : une surprenante évolution de la guerre par les mèmes18

Une surprise de cette guerre est la formation spontanée d’un mouvement sur les réseaux sociaux du nom de North Atlantic Fella19 Organisation plus communément appelée NAFO (OFAN), une référence évidente à l’OTAN. Sans prétention particulière à ses débuts, il s’agissait de lever des fonds pour la Légion géorgienne des forces armées ukrainiennes. En échange d’une donation, tout un chacun pouvait demander à un « forgeron » de lui créer un avatar basé sur le mondialement célèbre mème « Doge ». Au-delà du support financier, l’OFAN s’engage dans une véritable guerre informationnelle contre la propagande russe. Au fil du temps le mouvement gagne en nombre et « plusieurs faits d’armes virtuels » contre des officiels ou des propagandistes du Kremlin rendent le mouvement viral.20 A ce jour, l’OFAN rassemble plus de 30 000 personnes et a levé au moins plusieurs centaines de milliers de dollars au profit de l’Ukraine.21 Des personnalités de premier plan ont rejoint les Fellas tels que la Première ministre d’Estonie Kaja Kallas. L’OFAN a reçu du président de l’Ukraine, Volodymyr Zelensky une plaque de reconnaissance ainsi que du gouvernement lituanien l’Etoile lituanienne de la Diplomatie.22

L’OFAN est constitué d’une multitude de sous-communautés chacune disposant de ses propres codes, les désaccords entre elles existent d’ailleurs, mais l’adversaire commun reste le même: la Russie en particulier, la dictature en général.

L’OFAN n’est pas un mouvement hiérarchique ou formellement organisé. Les profils et les opinions politiques y sont très divers mais tous les Fellas ont fait cause commune pour soutenir l’Ukraine dans son combat et contre la propagande russe. C’est très probablement la meilleure arme de contre-propagande de l’âge des réseaux sociaux et la plus efficace pour combattre les usines à trolls du Kremlin. La nature spontanée et décentralisée du mouvement le rend difficile à récréer de toute pièce sur commande d’un Etat. Comme souvent en communication stratégique, la combinaison de l’authenticité des récits, l’usage de l’humour, la qualité de production et le nombre sont des véritables forces qui permettent de prendre l’ascendant sur les champs de bataille de l’information. Par leurs actions, les Fellas contribuent directement à modifier la perception du conflit, notamment en frappant en plein cœur la propagande du Kremlin qui, jusqu’ici, était pourtant considérée comme particulièrement efficace.

La démarche de l’OFAN est la suivante : « La propagande russe n’est pas toute puissante, elle est même franchement absurde alors autant la dénoncer avec humour ». Le futur nous réserve une probable multiplication de phénomènes comme l’OFAN et seront des avantages pour ceux qui en bénéficieront, principalement et probablement uniquement, les mouvements démocratiques à travers le monde. Le symbole du Fella a d’ailleurs déjà dépassé le cadre de la Guerre d’Ukraine, puisqu’on le retrouve aussi au sein de la révolution syrienne23,ce qui se comprend compte-tenu du soutien sans faille de la Russie au dictateur Assad, bourreau de son peuple.

La guerre s’est toujours jouée sur tous les champs: physiques et intellectuels ou avant, pendant et après les combats. On ne peut pas restreindre la guerre à la simple bataille.

Ces premières réflexions sur les enjeux de perceptions de la Guerre d’Ukraine sont sujets à l’évolution de ce conflit, aux innovations technologiques et aux nouvelles méthodes de communication. Seule certitude, le chaos de la guerre nous réservera des surprises quant à leur impact sur la perception du conflit.

Références

1 The British Army Review, Issue 185, p.6

2 CNN, Jim Sciutto and Katie Bo Williams, US concerned Kyiv could fall to Russia within days, sources familiar with intel say, 25/02/22

3 On distinguait par exemple les livraisons d’équipements « défensif ou offensif », ce qui n’a pas vraiment de sens militairement. Cette distinction fut progressivement abandonnée ensuite.

4 Oryx, Stijn Mitzer, Jakub Janovsky in collaboration with Joost Oliemans: Answering The Call: Heavy Weaponry Supplied To Ukraine, 11/04/22

5 137e au classement de l’indice de perception de la corruption de Transparency International

6 Kommersant, Kristina Fedichkina, Какойты, нафиг, танкист? 26/04/23

7 116e au même classement et en progression depuis 2014

8 Faits d’armes immortalisés par la chanson « Bayraktar » : https://youtu.be/S3FGWPMjl6M

9 The Times, Charlie Parker, Lone Ukrainian tank ambushes Russian armoured column, 06/04/22

10 NBC News, NBC News Now, Watch: Civilians resist military convoy in Melitopol, Ukraine, 02/03/22

11 Oryx, Stijn Mitzer & Joost Oliemans, Destination Disaster: Russia’s Failure At Hostomel Airport, 13/04/22

12 Forces spéciales d’Ukraine

13 Chaine YouTube Valgear : https://youtu.be/_oJC3oReR88

14 Chaine YouTube @SlidstvoInfo: https://youtu.be/hRaxmamnc3E

15 France 24, Power cuts and trench foot: winter bites on Ukraine’s Donbas front, 24/11/22

16 War on the Rocks podcast, Michae Kofman & Nicholas Danforth A CONTEST OF WILLS: UKRAINE’S SUMMER OFFENSIVE, 22/08/23

17 Grace aux drones Kamikazes piloté en vue à la première personne (FPV).

18 NAFO-OFAN: https://nafo-ofan.org

19 Fellas en anglais se traduit par « les gars »

20 The Washington Post, Adam Taylor, With NAFO, Ukraine turns the trolls on Russia, 01/09/22

21 The Wall Street Journal, Daniel Michaels, Ukraine’s Internet Army of ‘NAFO Fellas’ Fights Russian Trolls and Rewards Donors With Dogs, 27/09/22

22 NAFO-OFAN: https://nafo-ofan.org

23 En exemple le compte twitter/X : @FreeSyrianMemes


En savoir plus sur Guillaume Ancel - Ne pas subir

Abonnez-vous pour recevoir les derniers articles par e-mail.

4 commentaires sur “La plume, le glaive et le smartphone. Gagner la bataille de la perception au XXIe siècle, l’exemple de l’Ukraine

  1. Un bel exemple de ce que nous n’avons pas su faire sur le sol africain… Nous pourrions mobiliser l’OTAN pour demonter la désinformation Russe sur ces terres. Les africains jureront, mais un peu tard, qu’on ne les y prendrait plus…

    J’aime

  2. Bonjour, quelques questions me taraudent au sujet du citoyen/soldat/vidéaste et de sa place dans le cadre du droit international. A ce qu’il me semble, le droit international fait une séparation nette entre personnel combattant (soldat, milicien etc) et personnel non combattant (civil).
    Or, cette frontière me parait bien floue à présent que n’importe quel civil armé d’un smartphone peut filmer une colonne de blindés ennemis traversant son village et révéler de facto la position de cette dite colonne, faisant de lui un informateur.

    Dans un pareil cas le droit protège t’il le vidéaste en tant que civil ou combattant? Ya t’il un flou juridique autour de cette notion? Des juristes sont ils en train de réfléchir à la question?

    Je me pose surtout ces question en terme théoriques, l’armée Russe ayant prouvé à maintes reprises qu’elle massacraient des civils, qu’ils filment quelque chose ou non.

    J’aime

    1. Bonjour,
      Ce sont de bonnes questions qui alimentent régulièrement les débats des spécialistes. Le soldat n’est a priori pas affecté par l’usage qu’il fait de la caméra de son smartphone mais dans le cas d’un civil cela peut créer un flou en effet. Ceci dit ce n’est pas une situation tout à fait nouvelle, smartphone ou non les civils s’impliquent d’une manière ou d’une autre, on peut penser à la Résistance en France par exemple.

      Avant l’invasion du 24 février 2022, les civils russes ont filmé (par simple curiosité d’ailleurs) et partagé sur les réseaux sociaux les convois de l’armée russe, ce qui a permis aux analystes, journalistes, services de renseignements de collecter beaucoup d’informations avant même le débuts des combats. A la différence des civils ukrainiens qui eux filmaient dans l’intention de partager au monde aussi bien leur combat que les exactions russes.
      Pour reprendre votre exemple, un civil filmant une colonne de blindés ennemis traversant son village souhaite-t-il informer ou simplement témoigner de ce qu’il se passe chez lui? Aujourd’hui, sortir son smartphone pour filmer qqch qui nous impressionne est devenu un réflexe.
      Dans un tel contexte il n’est pas évident de prouver qu’un civil est un informateur, mais comme vous le rappelez très justement les soldats russes s’en moquent de toutes façons, et les ukrainiens savent très bien que leur ennemi ne fait aucune distinctions, ils agissent donc en conséquences de leur adversaire et s’adaptent.

      J’aime

Répondre à Dominique Annuler la réponse.

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur la façon dont les données de vos commentaires sont traitées.