BISESERO : Mentir sur l’intervention au Rwanda jette la suspicion sur le rôle de la France dans le génocide contre les Tutsi

Bisesero, de vastes collines boisées, dans l’ouest du Rwanda, où des milliers de Tutsi ont cru trouver refuge pour échapper au génocide conduit depuis le 7 avril 1994 par un gouvernement frappé de folie meurtrière, que la France a soutenu. Jusqu’à la complicité ? C’est toute la question posée par ce drame qui se « joue » au premier acte de l’opération Turquoise, fin juin 1994.

Stopper les génocidaires ou les soldats du FPR ?

Après son adjoint le colonel Rosier, le général Jean-Claude Lafourcade, qui commandait l’opération Turquoise au Rwanda en 1994, a été entendu en janvier 2016 comme témoin assisté dans le cadre de la plainte pour complicité de génocide déposée en 2005 par des rescapés des massacres de Bisesero.
Sur ces collines de Bisesero, une équipe de quelques militaires des forces spéciales françaises découvre, le 27 juin, des rescapés tutsis qui ne sont en rien l’avant-garde de la rébellion armée du FPR, redoutée par la France, mais les survivants de massacres ignobles répétés chaque jour par les milices et les soldats gouvernementaux.
Le chef d’équipe leur promet de revenir pour les secourir et repart à sa base où il reçoit l’ordre… de ne pas intervenir et se voit même interdire d’y retourner.
Trois jours plus tard, le 30 juin, des sous-officiers ulcérés par une telle situation « se perdent » malencontreusement dans cette zone et prennent le soin d’avertir largement leur hiérarchie de leur (re)découverte, obligeant de fait le commandement de l’opération à monter une opération de secours. Entre-temps, plusieurs centaines de rescapés ont été massacrés par les génocidaires du régime, quand ils espéraient être sauvés par l’armée française.

Sauver les rescapés n’était pas la priorité

Le colonel Rosier, qui commandait les forces spéciales, et le général Lafourcade sont mis en cause pour ne pas être intervenus dès l’alerte transmise, pourtant sans ambiguïté, le 27 juin. Ils ont d’abord affirmé ne pas avoir été informés de cette situation avant le 29 juin, mais les preuves du contraire sont accablantes. Des notes du général au reportage vidéo montrant Rosier briefé par un de ses sous-officiers, ils étaient bien sûr informés.
Leur défense a donc changé et reposé ensuite sur le manque d’effectifs suffisants pour aller reconnaître et sécuriser la zone de Bisesero, ne disposant d’après eux que de la centaine d’hommes des forces spéciales arrivés au Rwanda en précurseurs.
Malheureusement, cet argument est aussi peu pertinent que le précédent, car l’opération Turquoise comptait déjà plusieurs unités opérationnelles, et notamment une compagnie de combat du 2°REI (Légion étrangère) dans laquelle j’étais détaché pour guider les frappes aériennes. Cette unité de 160 légionnaires aguerris, bien équipés et très entraînés, était parfaitement adaptée à la sécurisation d’une zone de refuge pour des rescapés et aucun milicien ou soldat dépenaillé du régime en déroute n’aurait osé s’y frotter. Cette unité était distante d’au moins… 50 m du PC des forces spéciales du colonel Rosier, puisqu’elle était stationnée sur le même petit aéroport de Bukavu, au Zaïre, depuis le 28 juin. Nous disposions de tous les véhicules nécessaires pour assurer cette mission et de la force nécessaire pour sécuriser une zone refuge importante, de jour comme de nuit.

Dans une mission décidée au plus haut niveau politique

Cette compagnie de combat n’a pas été sollicitée pour aller sauver les rescapés tutsi de Bisesero. Pourquoi ? Parce que tels n’étaient pas les ordres, tellement différents de la mission humanitaire qui servait de camouflage à la phase initiale de l’opération Turquoise : combattre le FPR, ces soldats tutsis qui menaçaient le gouvernement rwandais, allié de la France, et qui, seuls, balayaient les génocidaires conduits par ce régime démentiel.
Pourquoi ? Parce que c’était la politique de la France depuis plusieurs années, qu’elle ne faisait l’objet d’aucun débat démocratique comme l’essentiel des opérations en Françafrique et qu’elle aveuglait nos décideurs politiques.
Ces ordres, des officiers comme Lafourcade, Rosier ou Marin Gillier les ont exécutés, et donc assumés au point de devoir aujourd’hui soutenir des versions dénuées de sens qui ne font pas honneur aux responsables politiques qui ont décidé de cette opération.
Cela explique que le 30 juin, tandis que les unités des forces spéciales étaient finalement obligées de s’occuper des rescapés, cette compagnie de combat du 2° REI a reçu pour mission … de stopper le FPR par la force devant la forêt de Nyungwe, à quelques dizaines de km plus à l’est.
Au lever du jour, le 1er juillet, cette mission a été annulée in extremis par le PC Jupiter sous l’Elysée, alors que les avions de chasse, des Jaguar, étaient déjà en vol, mais l’ambiguïté de l’opération Turquoise était loin d’être levée.

Nous aurions pu combattre les génocidaires, mais nous nous sommes opposés jusqu’au bout à ceux qui les affrontaient, obsédés par un héritage politique dénué de sens, les stopper à tous prix. Nous n’avons pas su voir que nos alliés d’hier étaient les génocidaires de cette situation odieuse.
Cela rend-il mes compagnons d’armes complices du génocide des Tutsis ? Ma conviction est que ce n’est pas à eux qu’il faut demander des comptes, mais aux décideurs de l’époque qui continuent à fuir leur responsabilité dans des erreurs dramatiques qui se sont soldées par plus de 800.000 personnes massacrées.

La première version de cet article a été publiée, avec des intertitres différents, dans Le Monde du 16 fev 2016. Il a été modifié en février 2018.

3 commentaires sur “BISESERO : Mentir sur l’intervention au Rwanda jette la suspicion sur le rôle de la France dans le génocide contre les Tutsi

  1. Adjoint DL DRM au Rwanda le 20 juin, je connais les mérites de Guillaume Ancel sur le terrain. 20 ans après il se pose de bonnes et de légitimes questions. Un mouvement sur Kigali a bien été envisagé avant d’être heureusement rappelé. En revanche mon camarade se trompe sur plusieurs points, la livraison d’armes aux FAR et le paiement de leurs soldes par des officiers français et je ne partage pas ses interrogations sur notre implication dans le génocide. Dans un environnement d’une rare complexité et des conditions aussi dramatiques qu’épouvantables, la France a tenté de préserver ses intérêts, bien compromis, sans parvenir à empêcher la prise du pouvoir du FPR qui n’avait pas été anticipée, comme la catastrophe humanitaire d’ailleurs.

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  2. Cher Monsieur ANCEL,

    Je vous remercie pour ce papier criant de vérité.

    Sur « l’affaire » Bisesero, j’invite également tous les lecteurs de votre blog à prendre connaissance de votre interview très factuelle, et donc très instructive, parue sur le site « afrikarabia.com » le 17 mars 2016 :
    http://afrikarabia.com/wordpress/rwanda-un-officier-francais-temoigne-du-role-trouble-de-loperation-turquoise/

    En voici un extrait :
    « Si des historiens avaient la garantie d’accéder réellement aux archives, il leur faudrait peu de temps pour reconstituer ces faits qui ne peuvent qu’interroger sur la responsabilité des décideurs politiques français de l’époque. Je comprends d’ailleurs pourquoi ces derniers dépensent autant d’énergie pour que tout cela reste enterré le plus longtemps possible ».

    Bien à vous,
    Aymeric GIVORD

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  3. Cher Monsieur,

    je découvre ce matin votre témoignage. J’ai moi-même été le témoin d’interventions françaises au Rwanda dans les années qui ont précédé le génocide, ainsi que des livraisons clandestines d’armes du gouvernement belge au régime de Milton Oboté en 1986. C’est en 1997 que vous commencez à prendre pleinement conscience des enjeux, et c’est par la Belgique que vous arrive la lumière, grâce aux travaux de la commission sénatoriale d’enquête. La Belgique, dans cette épouvantable affaire comme dans une autre qui lui est pratiquement contemporaine, l’affaire Dutroux, Nihoul et consorts, a été contrainte de mettre au jour quelques éléments qui en disent long sur l’absence totale d’éthique des gouvernants et elle l’a fait par des commissions parlementaires d’enquête qui ont permis ensuite à la France de piloter les siennes -et les médias- sur les mêmes sujets, avec beaucoup plus de maîtrise que les Belges, soumis à une autre culture parlementaire que les Français, les deux régimes n’ayant pas suivi les mêmes routes à la fin des années 50.

    Le courage intellectuel est rare, très rare. L’honnêteté est à ce prix, on ne la croise pas souvent, je suis heureux de vous avoir lu. Emu aussi. En un siècle, la mystérieuse forêt multimillénaire de Nyugwe aura donc vu passer les soldats allemands, puis belges, enfin français. Il est très intéressant que la vérité arrive enfin en France par un homme qui portait les armes de la République.

    Frédéric Lavachery.

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