Le poignard oublié de Jean-Marie Le Pen

[mis à jour le 08 janvier 2025]

« C’est un couteau des Jeunesses hitlériennes, celui de Jean-Marie Le Pen … il vient de faire torturer Ahmed Moulay devant ses enfants, avant d’être mis à mort. »

J’ai été bouleversé par cette image et le récit, glacial, des actes commis.

Alors que nous sommes témoins des dévastations quotidiennes infligées par Poutine à l’Ukraine et du soutien apporté au maître du Kremlin par l’extrême-droite, allons-nous oublier que la présidente du « Rassemblement » national est l’héritière d’un lourd passé et une menace contre notre société dont la première qualité est sa capacité à vivre ensemble ?

Florence Baugé nous le rappelle dans Le Monde :

« Il est environ 22 heures, ce soir-là, quand une vingtaine de parachutistes conduits par Jean-Marie Le Pen font irruption au 7, rue des Abencérages, une ruelle au cœur de la Casbah. Devant sa femme et ses six enfants rassemblés, Ahmed Moulay est torturé, avant d’être achevé d’une rafale de mitraillette. Il n’a pas parlé.
Le supplicié a les commissures des lèvres tailladées au couteau. Un communiqué de l’armée annoncera qu’il a été abattu alors qu’il tentait de s’enfuir…
En partant, Le Pen oublie son poignard dans le couloir. Accrochée à une ceinture de couleur kaki, l’arme gît dans un recoin obscur. Quand il trouve ce poignard, Mohamed Cherif Moulay le cache dans le placard du compteur électrique de l’entrée. Les parachutistes reviennent à deux reprises, les jours suivants, mettent la maison à sac. Pour rien. L’enfant se tait.
En acier trempé, long de 25 centimètres, c’est un couteau des Jeunesses hitlériennes fabriqué […] entre 1933 et 1942. Le manche est partiellement recouvert de bakélite noire, incrusté d’un losange dont l’écusson – une croix gammée de couleur noire sur fond rouge et blanc – est tombé dans les années 1970, à force d’avoir été manipulé par les enfants Moulay. Sur le fourreau de ce poignard nazi, on peut lire distinctement : J.M. Le Pen, 1er R.E.P. »

Le poignard original, fabriqué pour les jeunesses hitlériennes

Que dire d’autre ? Jean-Marie Le Pen donnait l’image d’un homme sans scrupules, prêt à tout et en particulier à développer la haine des autres et à fracturer notre société pour conquérir un pouvoir personnel.
J’ignorais qu’il s’était comporté comme un monstre, doublé d’un lâche. Il n’a même pas eu le courage de reconnaître la réalité de ces faits et d’assumer des actes qu’aucune « mission » ne pouvait justifier.
Mais ce n’est peut-être dans son esprit qu’un « détail de l’histoire », celle de la guerre d’Algérie, ce conflit sans issue qui a abîmé pour des générations notre relation avec nos voisins de la Méditerranée.
Cet homme continuera à nier les faits, en beuglant pour tout argument, et sa famille couvrira ses exactions comme un tourment permanent. Mais rien ne nous empêche de nous souvenir et de ne pas l’accepter.

Je me suis demandé aussi, en tant qu’ancien officier, comment cela avait-il pu arriver : comment un « volontaire », c’est à dire l’inverse d’un professionnel, avait pu intégrer une unité d’élite de l’armée française, le 1° REP (régiment étranger parachutiste), et se comporter ainsi, sans être immédiatement arrêté, condamné et viré ?
Sans doute parce que cela correspondait à une politique de l’époque et ce comportement odieux en était la conséquence, laisser libre cours au sadisme et à des violences aussi inacceptables qu’inutiles.
N’allez pas penser pour autant que je suis complètement naïf de cette guerre largement enfouie dans le déni, un conflit enseveli sous le sable du silence par une génération meurtrie.

La guerre d’Algérie, je l’ai rencontrée 25 ans après, une génération plus tard, lorsque j’ai fait Saint-Cyr.
La « guerre d’Algérie » était alors un ulcère dans cette société militaire. Nos instructeurs comptaient encore parmi eux les derniers vétérans de ce conflit déchirant, qui s’était terminé par un échec douloureux, recouvert d’une chape de plomb.
Ces anciens d’Algérie avaient une caractéristique commune : l’incapacité totale d’en parler, de simplement pouvoir expliquer ce qu’ils ressentaient ou avaient ressenti.
C’était un monde de fantômes et de silence, de frustration et de déni dont nous n’avons jamais rien appris, tant il était impossible pour ces soldats de simplement pouvoir évoquer le sujet.

Je me souviens en particulier de cet événement que j’ai retracé dans un témoignage publié chez Flammarion, Saint-Cyr, à l’école de la grande muette :
L’école avait invité Pierre Schoendorffer, qui tentait de parler de ces conflits refoulés par la société française, de la guerre d’Indochine à celle d’Algérie.

« Il a bu dans l’avion qui l’a emmené, et il cherche maintenant ses mots sur la scène du grand amphithéâtre de Coëtquidan, où sont réunis toute une génération d’officiers en formation et de cadres de notre grande armée.
Dans l’assistance, l’émotion est retenue, à la limite du refoulement, car il ne faut rien laisser paraître. Néanmoins, plusieurs sous-officiers anciens ont sorti leur brochette de décorations pour se rappeler ces événements, qui n’ont jamais été partagés ni digérés.
Pierre Schoendorffer avait tout tenté, des romans, des scénarios et des films, mais sur la scène comme dans ses productions, les mots ne sortent pas.
Ils restent au fond du sable, enterrés par une culture de l’oubli jusqu’au déni. Ils restent sous l’uniforme boutonné jusqu’au col, ils demeurent proscrits, interdits de remonter jusqu’à la surface.

La guerre d’Algérie a été réduite au silence par cette culture du même nom, celle qui a permis d’éviter tout débat sur les décisions prises, politiques et militaires.
On ne lit pas David Galula à Saint-Cyr, on préfère croire sans l’évoquer que cette guerre aurait pu être gagnée, quand bien même elle était une impasse politique et qu’elle infligea une blessure dramatique dans la relation avec les Algériens.
Cette génération de militaires, perdue dans ce conflit sans issue, est partie avec un ulcère au fond de l’estomac. Je me suis juré que la nôtre agirait différemment, qu’elle serait capable de dire les choses et de raconter ce qui se passait en réalité dans cette « succession de saloperies » qu’est la guerre.
Ces guerres que nous allions conduire avec conviction, mais sans avoir rien appris de nos prédécesseurs.
Ces guerres que les décideurs n’auraient pas à assumer, grâce à notre silence qui finit par devenir amnésie.
Je ne savais pas encore que j’écrirai pour témoigner de cette réalité, avec les plus grandes difficultés.
 »

Un grand merci à Florence Baugé de nous rappeler dans Le Monde que notre mémoire mérite d’être régulièrement stimulée.
Le Monde – Massu, Aussaresses, Le Pen : quand « Le Monde » réveillait les mémoires sur la guerre d’Algérie

Lire aussi : La guerre en Ukraine pour se rappeler que le « modèle » de Marine Le Pen s’appelle Vladimir Poutine


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17 commentaires sur “Le poignard oublié de Jean-Marie Le Pen

  1. Il y a quelques soirs sur LCI, face à une allusion aux dérives impunies de militaires français pendant la Guerre d’Algérie, l’amiral Vichot (dont j’apprécie les sobres interventions) s’insurgeait et affirmait que tous les coupables avaient été poursuivis et punis par l’Armée. Je ne connais pas le dossier dans son détail, j’ai juste consulté la fiche wikipedia d’Aussaresses : la punition est intervenue, très tardivement, me semblant relativement modeste, et surtout résultant d’une procédure lancée par 3 associations, pas par une entité de l’Etat.

    Circonstance atténuante pour la Grande Muette, je n’ai pas souvenir du moindre acte de contrition du pouvoir civil.

    En comparaison avec la raffle du Vel d’Hiv, le discours de Chirac est intervenu en 1995, soit 53 ans après les faits. Pour la Guerre d’Algérie, ce délai est dépassé. Macron s’est exprimé en 2017 sur la colonisation, il y a eu d’autres avancées (par ex. reconnaissance de l’assassinat de Audin), mais cela reste parcellaire, du cas par cas. Face à une Société française encore très divisée sur le sujet, donc électoralement pas confortable.

    Fabrice

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  2. Agréable ou triste suivant les orientations de chacun de constater que le commentaire que j’avais écrit à été caviardé (c’est bien comme ça que l’on désigne la censure car le texte déplaît au prince?).

    Je sais pertinemment que celui-ci le sera également. Pourtant je persiste à dire que, mon colonel, tu t’es fait manipuler sur ce coup-là.

    Dommage, je pensais à plus d’honnêteté intellectuelle de ta part… à moins que cela soit indépendant de ta volonté. Dans ce cas, change de support si tu veux conserver ta légitimité et nous le plaisir de te lire.

    Pour les lecteurs qui ne me connaissent pas : CNE (er) A. Guiliano, adjoint pendant quelques semaines du (à l’époque) CNE Ancel, opération Turquoise, Rwanda

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      1. Bonsoir Guillaume Merci pour ton retour et tous mes vœux pour cette nouvelle année. Je te prie de bien vouloir m’excuser pour mes propos mais j’ai littéralement été outré, non pas par tes écrits mais ceux de cette journaliste. D’autant plus outré que dans son arrêt le tribunal avait constaté qu’elle n’avait pas recherché la réalité des faits. Pour moi, toute accusation mérite d’être vérifiée avant d’être proférée or ce n’était pas le cas. Salir l’honneur d’un officier avec les faits tels qu’ils étaient présentés, je ne pouvais pas laisser ainsi. Nous avons été tous servis la France pendant de nombreuses années et nous savons tous deux que porter un couteau à une ceinture sous une veste de treillis et avec un brellage, ça ne tient pas debout. Une chose que je n’avais pas évoqué car impossible pour moi à démontrer c’est qu’à cette époque les officiers d’infanterie avaient bien souvent des USM1 en dotation et donc des baïonnettes USM1. Je persiste à dire qu’il y a eu une manipulation. Comme je l’avais dit, je ne cherche pas particulièrement à défendre le Ltn Le Pen, car je n’appréciait pas particulièrement le personnage surtout après l’affaire de la captation d’héritage. Par contre, l’honneur d’un officier quand j’estime une manipulation. Je pense également que dans cette affaire tu as été une victime, de bonne foi, je n’en doute absolument pas.

        En te renouvelant mes excuses et mes plus sincères respects,

        Amicalement

        Albert

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    1. @albertf8fpw : « Comme je l’avais dit, je ne cherche pas particulièrement à défendre le Ltn Le Pen, car je n’appréciait pas particulièrement le personnage surtout après l’affaire de la captation d’héritage. Par contre, l’honneur d’un officier quand j’estime une manipulation. »

      Les officiers qui ont accepté de torturer des algériens avaient déjà perdu leur honneur à cette époque…

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  3. La guerre d’Algérie a toujours des conséquences aujourd’hui, ne serait-ce que par le fameux Plan Annuel de Mutation, histoire que les militaires ne fassent pas souche sur un territoire:
    https://www.geo.fr/histoire/l-algerie-un-traumatisme-aussi-pour-linstitution-militaire-204490

    On a pu voir encore cette année que les débats sur le sujet peuvent être toujours très vifs.
    https://www.geo.fr/histoire/guerre-dalgerie-qui-sont-les-harkis-206329

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  4. Oui Guillaume, beaucoup reste à entreprendre pour que nous assumions cette guerre. Pour nos associations d’anciens combattants, c’est toujours un sujet douloureux qui divise.
    Merci pour ton article
    Bertrand Valentin
    IA promotion Legrand

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  5. Comme tu me l’as dis un jour, les pièces du puzzle sur la guerre d’Algérie sont encore à rassembler.
    Et je suis terrorisé par ce que je viens de lire. Des décennies après et l’ont découvrent encore des horreurs pareil. À la fin, le puzzle risque d’être terrifiant.
    Je connais Pierre Schoendorffer pour son superbe documentaire sur la guerre du Vietnam où il suit une unité américaine pendant et après la guerre.
    J’attends patiemment votre œuvre, merci pour le partage de cet article.
    Amicalement.

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