Le représentant d’une société de livraison d’armes, SPAIROPS, m’a intenté un procès pour avoir rappelé son rôle au Rwanda, pendant le génocide contre les Tutsi…

J’ai activement participé au débat sur le rôle de la France au Rwanda jusqu’à ce que la commission d’historiens, présidée par Vincent Duclert, conclue en 2021 à un « désastre français » et à « une responsabilité lourde et accablante » de la politique de cette époque. Cela remonte au début des années 90, cette politique était pilotée par l’Elysée d’un François Mitterrand agonisant et sans doute mal entouré.

Lire aussi : 27 mai 2021, le discours historique du président Macron au Rwanda met fin à 27 années de déni et aux thèses putrides des négationnistes 

L’intervention au Rwanda, un « désastre français »

Au Rwanda, en juillet 1994, pendant le génocide contre les Tutsi, j’ai assisté à une livraison d’armes aux génocidaires. Il s’agissait en effet des forces gouvernementales, dirigées par des extrémistes hutu, et qui étaient alors les alliés de la France – tout du moins de l’Elysée –. Nous les avions réinstallées dans des « camps de réfugiés » de l’autre côté de la frontière au Zaïre, aujourd’hui la République Démocratique du Congo (RDC). 

J’étais capitaine dans la force d’action rapide et, à ce moment-là, j’étais en charge de missions de recherche et de sauvetage de rescapés, à Cyangugu au Sud-ouest du Rwanda, dans la « zone humanitaire sûre » instaurée par la France et qui servit essentiellement de refuge aux génocidaires. 

Cela m’a ulcéré que nous agissions ainsi, même si c’était nos ordres. Pour lutter contre « l’influence anglo-saxonne », pour empêcher Paul Kagame d’accéder au pouvoir, par aveuglement et aussi par manque de courage, nous avons apporté notre soutien aux génocidaires. 

La commission Duclert a conclu à l’absence de complicité de la France parce que nous n’avions jamais participé aux massacres. Cependant, nous – les soldats français de l’opération Turquoise –, nous avons essayé de les remettre au pouvoir, nous avons protégé leur fuite et nous avons réarmé ces génocidaires…

Livrer des armes aux génocidaires était un crime

Le réarmement des génocidaires est extrêmement grave, car c’est un fait objectif qualifiable de complicité, d’autant que nous étions en mission sous mandat humanitaire, sous embargo de l’ONU, et que nous savions alors tout de « nos amis » les bourreaux, puisqu’ils s’en vantaient auprès de nous…

Depuis cette livraison d’armes en juillet 94, j’ai enquêté pour comprendre. Les armes que j’ai vues étaient transportées par un convoi logistique militaire français. Ce convoi de camions venait de Goma au Zaïre qui était notre base logistique pour cette opération Turquoise. 

Alors j’ai tiré le fil : 

Un officier de renseignement à Goma m’a confirmé que des livraisons avaient lieu régulièrement pendant l’opération Turquoise. Des avions atterrissaient à Goma et étaient déchargés par l’armée française… Des camarades de l’armée de l’air m’ont cité la société SPAIROPS (contraction de Special Air Operations), affrétée par le ministère de la Défense pour acheminer des cargaisons à notre destination, mais qui débarquait aussi des armes pour les forces gouvernementales (celles qui commettaient le génocide). 

Hubert Védrine, ancien secrétaire général de l’Elysée, a reconnu ces livraisons d’armes mais en niant toute implication de sa part, me déclarant même « qu’il n’était pas au courant des détails ». 

Lire aussi : Soutien de l’Elysée aux génocidaires du Rwanda, Hubert Védrine n’est pas au courant « des détails »

Alors j’ai cherché des détails, et j’ai appris que la société SPAIROPS était représentée à Goma par un certain Guillaume Victor-Thomas qui se comportait de manière particulièrement voyante. Il portait ostensiblement une arme à la ceinture alors qu’il était en civil, il organisait des soirées à Goma et offrait des cadeaux à ceux qui pouvaient l’aider. Mais j’ignore quel était son degré de responsabilité, s’il était un décideur de la société ou un simple émissaire. 

Je l’ai écrit dans un article de mon Blog, comme dans mon livre témoignage « Rwanda, la fin du silence ». Je ne l’ai accusé de rien, il ne m’intéresse pas particulièrement, je voulais juste donner des détails aux autres enquêteurs sur le sujet. Et d’ailleurs, ce sont sur ces informations que l’Office Central de lutte contre les crimes de génocide (OCLCG) allait l’auditionner.

Lire aussi : Livraison d’armes à nos alliés au Rwanda, les génocidaires

Ce représentant de la société SPAIROPS m’a poursuivi en diffamation. L’audience se tenait au Tribunal judiciaire de Paris, le 23 septembre 2022. Je salue la patience et le sérieux de cette cour spécialisée dans les affaires de diffamation, qui a consacré plus de quatre heures à cette affaire. Mon avocate Me Élise Le Gall m’a défendu, une fois encore, avec la même conviction, son immense sérieux et sa remarquable efficacité.

Le 8 novembre, la cour a rendu son verdict que je publierai dès réception de la version officielle. Le Tribunal de Paris a débouté le représentant de cette société SPAIROPS.

Jugement du tribunal de Paris : Victor-Thomas contre Ancel

Je dois des remerciements spéciaux à tous ceux qui m’ont aidé, François Graner qui est venu expliquer avec une rigueur scientifique ce qu’étaient les livraisons d’armes aux génocidaires du Rwanda, Isabelle pour ses conseils, Aymeric qui documente les faits avec une précision d’horloger, toutes celles et ceux qui se battent pour que la vérité soit dite sur cette affaire du soutien apporté par l’Elysée aux génocidaires du Rwanda.


Une société de tourisme et de transport

Guillaume Victor-Thomas a perdu et je lui souhaite de perdre encore, pour les autres procès qu’il intente aux témoins et aux journalistes qui ont relaté cette affaire. 

Il est vrai qu’il était assez surprenant d’entendre cet homme qui ne manque pas d’aplomb expliquer à la cour que la société SPAIROPS, créée par son père qui s’est ensuite associé au célèbre trafiquant d’armes Viktor Bout emprisonné aux États-Unis, que la société SPAIROPS donc était un « tour operator » qui rendait quelques services à cette opération militaire française. Il classait donc son activité dans la catégorie « tourisme et transport »…

Peut-être qu’aujourd’hui encore, il n’a aucune conscience de ce qui se jouait alors – 1 million de morts –, mais je n’ai pas eu le temps de m’y intéresser, car je me retrouvais sur le banc des prévenus pour revenir sur cette affaire monstrueuse, le dernier génocide du XXe siècle, le seul que nous aurions pu empêcher, et ce n’est pas ce que nous avons fait. 

Juger enfin ceux qui, en France, ont rendu possible un génocide prévisible 

Près de trois décennies après les faits, comment oublier que ces livraisons d’armes aux génocidaires du Rwanda ont impliqué de nombreux intermédiaires, dont plusieurs sont français. Et pourtant, ceux-ci n’ont encore jamais été inquiétés par la justice française, il est vrai que cela mènerait inexorablement à l’entourage de François Mitterrand qui s’est largement ménagé son impunité et à quelques anciens militaires qui ont échangé leur silence contre leur carrière…

Pendant ce temps, à La Haye, un tribunal pénal international juge Félicien Kabuga qui fut un des financiers de l’organisation du génocide dont la préparation prit plusieurs années. 

Lire aussi : le procès du financier du génocide 

Peut-on espérer qu’après 27 ans de déni, suivis de l’indispensable travail de la commission Duclert et du courageux discours du président Emmanuel Macron à Kigali en mai 2021, la justice se mobilise enfin pour déterminer les responsabilités de ceux qui, en France, ont « rendu possible un génocide prévisible » ?




Lire enfin : 14 juillet 2022, défilé de sujets à régler dans le génocide contre les Tutsi au Rwanda

7 commentaires sur “Le représentant d’une société de livraison d’armes, SPAIROPS, m’a intenté un procès pour avoir rappelé son rôle au Rwanda, pendant le génocide contre les Tutsi…

  1. En tant que journaliste, j’ai honte pour mes « confrères » qui s’obstinent à considérer Hubert Védrine comme un invité pertinent sur tout et n’importe quoi. Merci et bravo à Guillaume Ancel pour son obstination.

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  2. On ne peut donc pas toujours désespérer de la justice française ! J’ai assisté au procès et j’avais été surpris par la légèreté et l’incohérence du poursuivant.

    Il faut bien comprendre que tous les acteurs français dans ces opérations au Rwanda à partir de 1990, semblent tomber des nues quand il voient leurs noms cités dans des faits relatifs au génocide des Tutsi. Cela montre que les responsables français étaient d’un niveau de conscience déplorable. Ils ne supportent pas ce qu’ils n’assument pas, et instrumentalisent la justice française pour leur égo. La loi sur la presse est ainsi détournée.

    Malheureusement, cette justice française reste très passive dans cette affaire particulièrement grave. Un génocide est un terrorisme extrême. Pourtant nos procureurs poursuivent ceux qui ont fourni des moyens aux terroristes, même s’ils affirment ne pas être au courant des objectifs des terroristes.

    Je voulais aussi saluer la constance et le courage de l’officier Guillaume Ancel qui se bat de l’intérieur contre la culture du silence de la « grande muette » qui fait ainsi peu de cas de la nécessaire information des citoyens sur ce qu’elle fait en notre nom.

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  3. Bonsoir Guillaume, Félicitations! c’était une manœuvre abusive de ce marchand d’armes! La vérité a éclaté grâce à des personnes comme vous qui veulent rendre justice à toutes les victimes du dernier genocide. Mon soutien est total à votre combat et à celui d’Ibuka et de Survie. J’ai moi-même fais un post ce matin pour dénoncer le non lieu dont va bénéficier la veuve Habyarimana suite à la plainte du CPCR du couple Gauthier. C’est vraiment inacceptable qu’elle puisse sortir des griffes de la justice alors que ses responsabilités dans le genocide sont lourdes et accablantes! Voici mon post  » Genocide contre les tutsis J’ai appris récemment que la plainte contre Agathe Habyarimana, la veuve du Président Habyarimana qui a planifié le genocide des tutsis, sera classé sans suite. Elle bénéficie d’un appui des anciens du gouvernement francais de 1994, et elle détient des secrets d’Etat. Pourtant, la justice administrative lui a refusé sa demande d’asile pour son implication dans le genocide des tutsis qui a coûté la vie à plus d’un millions de femmes, d’enfants, et d’hommes. La justice française va très très mal! On ne peut pas laisser ce genocide impuni! Il faut que la société civile africaine sorte de son silence pour réclamer justice pour les tutsis massacrés par des nazis tropicaux. » J’ai l’intention de mobiliser le plus grand nombre contre ce déni de justice de la part de justice française. Bien à vous, Nasser

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  4. J’enregistre avec satisfaction le jugement qui vient d’être rendu. Mon plaisir est d’autant plus vif que, il y a quelques jours, j’ai vu à la télévision une interview de Monsieur Hubert Védrine. Il s’y exprimait avec la suffisance, l’arrogance, et l’ironie qui sont sa marque. Si l’on ne saurait restreindre la liberté d’expression, il me semble souhaitable que les médias officiels n’accordent plus de tribune à de tels personnages. Je félicite Guillaume Ancel pour son opiniâtreté à faire rétablir la vérité, heureusement couronnée de succès.

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