Un saphir bleu océan ou un rubis rouge sang ?

C’est un épisode très particulier d’Un casque bleu chez les khmers rouges sur lequel je voudrais revenir dans cet article. Il se situe à la fin du récit (p.237-238) alors que ma mission au Cambodge s’achève et que j’amorce mon retour en Europe, en passant par la Thaïlande.
Je ne mesure pas encore les conséquences de cette difficile opération de rétablissement de la paix sur ma propre personnalité. A cette époque, aucune précaution n’est prise par l’armée française pour assurer un sas de décompression avant que nous ne revenions à nos vies « normales », comme si tout cela était parfaitement banal.

J’arrive donc à Bangkok avec une impatience certaine, de retrouver les miens que j’ai laissés depuis six long mois dans notre résidence à Wittlich en Allemagne, tandis que quelques jours auparavant je vivais « normalement » dans un village complètement isolé en jungle, à la frontière du Laos et de la Thaïlande. J’étais escorté par des parachutistes uruguayens dans ce milieu particulièrement hostile où les mines disputaient la première place des menaces à l’agressivité des khmers rouges et à la sournoiserie des autres factions, celles-ci défendant âprement leur survie dans une société définitivement livrée à la violence et au chaos qu’elles entretenaient consciencieusement.
A Bangkok donc, je venais de troquer mon casque bleu pour un polo rouge, de quitter mon poste en forêt et mes pataugas élimées, mais j’étais encore loin d’être rentré dans notre société si prospère et confortable que l’on finit par l’oublier.


« Bangkok, Thaïlande.
13 décembre 1992

Un ami, transitaire de pierres précieuses à Lyon, m’avait recommandé de visiter ce joaillier à Bangkok. Je profite de notre escale de retour pour rencontrer ce grossiste qui travaille pour les grandes maisons de bijouterie en France : un énorme Thaïlandais au regard perçant. Son bureau est installé dans un quartier d’affaires de la capitale, dans un immeuble que rien ne signale.

Il apprécie que j’aime les pierres précieuses et me propose de le suivre dans son coffre-fort, pour me montrer sa collection personnelle.
C’est une pièce fortifiée, grande comme une salle à manger, dont les murs sont tapissés d’étagères feutrées. Là sur le côté gauche est posée sa plus belle pièce, un saphir énorme, bleu comme l’océan. Le joaillier la fait tourner entre ses doigts boudinés, la pierre s’éclaire d’une lumière infinie, si profonde que mon regard s’y perd…
L’espace d’un instant, il me vient à l’esprit que je pourrais m’en emparer, en tuant le joaillier avec cette déconcertante facilité à laquelle j’ai trop souvent assisté durant toute cette opération au Cambodge. Personne ne sait que je suis ici et mon avion part dans l’heure qui suit.
Mais peut-être ai-je déjà entamé mon retour et je n’ai pas envie d’agir comme un criminel. Je me contente de lui acheter un très beau rubis pour Emmanuèle, il me recommande une pierre rouge sang.
»




J’aime cet épisode, que je n’ai peut-être pas assez développé dans le récit : il est l’illustration de toute la difficulté de cette opération de rétablissement de la paix et de ses conséquences.

Je me souviens avoir été tellement imprégné par la violence de la situation qu’elle était devenue « ordinaire » bien avant la fin de cette mission. La mort, les explosions, ces blessures qui vous laissaient même la vie, ces différends réglés à coups de feu, ces paysans qui réutilisaient les mines pour protéger leur misérable vie, cette capacité à tuer sans sourciller dans une société démantelée, cette culture volatilisée depuis si longtemps qu’elle en était oubliée.

Lorsque j’ai admiré ce saphir – clou de la collection de ce transitaire thaïlandais –, j’ai réellement envisagé de m’en emparer : un crayon sur la table m’aurait suffi, j’avais instinctivement noté l’absence de caméras comme de témoins dans son atelier.
Moi qui ai toujours aimé les pierres précieuses, j’admirais là un des plus beaux saphirs qu’il me sera donné de contempler. Flinguer son propriétaire pour le récupérer était simple et à ma portée.

Cependant j’avais déjà amorcé mon retour vers « ma » société et cette éventualité m’apparût heureusement « inadaptée », tandis que j’ignorais combien serait difficile ma réintégration dans une vie normale, en passant par la case Allemagne où résidaient ma femme et mes filles.
Acheter une pierre à ce transitaire devenait une échappatoire à cette violence qui avait fini par m’imprégner, s’acquitter du prix constituait une sortie honorable de cette mission compliquée au Cambodge. Néanmoins j’ai été surpris quand le joailler m’a informé de la provenance de cette pierre, – les mines de Pailin exploitées par les khmers rouges –, et plus encore quand il m’a décrit la couleur de ce rubis, « rouge sang »…

Désormais, chaque fois que je vois cette bague portée au doigt d’Emmanuèle, je me rappelle cet épisode, et combien un objet peut avoir de sens dès lors qu’il est attaché à un souvenir.
Cela me remémore aussi que nous sommes tous capables du pire, question de circonstances et de références. Et j’ai cette pensée déconcertante qu’une des pires idéologies de notre monde ait pu extraire du sol une telle merveille de beauté, comme un défi à l’humanité.

Lire aussi : débat avec l’historien Stéphane Audoin-Rouzeau

4 commentaires sur “Un saphir bleu océan ou un rubis rouge sang ?

  1. Y a t il un lien aussi symbolique entre ton casque bleu troqué Pour un polo rouge ? Préfigurant le 2ème acte avec le rubis ?
    La fonction symbolique comme un rempart à l indicible .
    Sublimer pour ne pas devenir fou ?
    Je trouve lumineux ces commentaires, ils sont forts et me font penser que ce moment du livre est un passage clé de ton témoignage…une issue. J aime énormément l idée de la beauté comme un défi pour l humanité . Une voie de sortie.

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